Le 6 décembre 1961 mourrait dans un hôpital de Bethesda, Maryland, près de Washington, aux États-Unis, un jeune psychiatre Martiniquais âgé de 36 ans, Frantz #FANON. Il était atteint de leucémie. Quelques mois auparavant, il publiait aux éditions Maspéro, Les damnés de la terre. Cet ouvrage, préfacé d’un des plus grands philosophes de l’époque, Jean-Paul Sartre, alors au zénith de sa popularité, connaissait dès sa parution un succès mondial, s’imposant comme le plus grand discours sur le Tiers Monde, le colonialisme et l’impérialisme.
En réalité, comme le disait son compagnon, ami, camarade et frère de toutes les luttes, Maître Marcel Manville , « parler de Frantz Fanon , parler de l’homme , est une entreprise périlleuse , car Fanon avait horreur de se raconter ».
Manville ajoutait, en vertu de divers témoignages, » le jeune Frantz a vécu, en #Martinique, et rien alors, rien ne semblait le préparer à ce destin hors série qui fut le sien « . Mais tout dans son comportement déjà, soulignait’ il, indique qu’il pouvait faire sienne la formule : » Tout ce qui est humain est nôtre ».
En effet, » toute la trajectoire fanonienne est jalonnée de ce souci de tendre la main à son prochain, sans condescendance et sans paternalisme, mais un prochain qu’il regarde toujours à hauteur d’homme » .
Frantz Fanon, cinquième d’une famille de huit enfants, vit le jour le 20 juillet 1925 à Fort de France. Son père était un fonctionnaire des douanes, sa mère commerçante à Fort de France. Pour mieux appréhender la personnalité de l’intéressé, retenons cette anecdote : un jour, alors qu’il était encore adolescent, F.Fanon se retrouvait sur la savane de Fort de France, revenant du sport, en compagnie de Marcel Manville et de Pierre Mosole. Il était encore très tôt et la savane était déserte. A quelques mètres de là, il y avait deux marins blancs qui frappaient un jeune Martiniquais, un adolescent. F.Fanon, qui était le plus jeune de son groupe, se précipita pour défendre ce jeune Martiniquais contre ces deux marins .Il fallait, expliqua t-il par la suite, en venir aux mains avec ceux qui frappaient plus faible qu’eux.
On comprend alors que lorsque quelques temps après , arrivaient des nouvelles de #France , et qu’on apprenait en Martinique que les troupes racistes allemandes exerçaient sur ce peuple l’horreur , F.Fanon , comme de nombreux jeunes Martiniquais , malgré l’opposition de leur famille inquiète à l’idée de leur départ pour la guerre , partit rejoindre le bataillon des forces français libres à la Dominique. En effet, âgé d’un peu plus de 17 ans, F.Fanon va, le soir d’une grande fête de famille à l’occasion du mariage de son frère aîné Félix, prendre dans la boutique de sa mère l’argent nécessaire pour payer les passeurs.
A ce professeur, Fanon avait répliqué : » chaque fois que la liberté est en question, nous sommes concernés, blancs, noirs ou jaunes, et chaque fois que la liberté sera menacée en quelque lieu que ce soit, je m’engagerai sans retour. »
Retenons à ce stade, qu’au cours de la seconde guerre mondiale, il s’engagea sous les drapeaux. Avec notamment Marcel Manville et Pierre Mosole , son unité devait piétiner devant ce qu’on appelait la trouée de Belfort avant d’arriver en Alsace , dans un froid sibérien.
F.Fanon n’a pas manqué de constater la contradiction dans laquelle il se trouvait » d’être plus français que les Français « .Son compagnon Manville rapporte que F.Fanon a été profondément révolté par le comportement des civils français pour lesquels il se battait et qui semblaient totalement indifférents à son sacrifice. C’est ce que rapporte la lettre suivante adressée à sa mère :
» Chers parents,
Aujourd’hui, 12 avril. Un an que j’ai laissé Fort -de-France.
Pourquoi ? Pour défendre un idéal obsolète. Je crois que cette fois j’y resterai. Dans toutes les bagarres où j’ai été, j’ai toujours eu les soucis de vous revenir et aussi de la veine. Mais je me demande en ce jour si l’épreuve ne me sera pas imposée de sitôt. Je doute de tout, même de moi. Si je ne retournais pas, si vous appreniez un jour ma mort, face à l’ennemi, consolez-vous, mais ne dîtes jamais : il est mort pour la belle cause. Dites : Dieu l’a rappelé à lui ; car cette fausse idéologie, bouclier des laiciens et des politiciens imbéciles ne doit plus nous illuminer. Je me suis trompé.
Rien ici, rien qui justifie cette subite décision de me faire le défenseur des intérêts du fermier quand lui-même s’en fout .On vous cache beaucoup de choses .Mais vous les saurez par Manville ou Mosole. Nous sommes trois au régiment. Dispersés, nous nous écrivons, quand bien mêmes disparaîtraient deux, le troisième vous révèlera les affreuses vérités. Je pars demain, volontaire pour une mission périlleuse, je sais que j’y resterai. »
Notons cependant, qu’en 1945, durant la campagne de France, F.Fanon fut blessé au combat et décoré pour sa conduite de la croix de guerre. Le caporal Fanon est bientôt démobilisé et retourne en Martinique.
Ainsi terminera-t-il ses études secondaires et passa le baccalauréat.
En 1947, il s’inscrit à la Faculté de médecine de Lyon, pour poursuivre des études de psychiatrie. Avant la fin de ses études, il entreprit un stage en Martinique dans une démarche exploratoire afin de s’installer dans son Pays .Mais F.Fanon fut scandalisé par ses confrères et chefs de service français et par la manière dont la médecine se pratiquait en Martinique. Affecté par la suite à Pontorson il ne supporta pas le comportement des médecins français. Il écrit alors à Senghor pour tenter d’avoir un poste. Pas de réponse. Alors décida-t-il d’aller en Algérie où il fut installé à l’hôpital psychiatrique de Blida, en 1953.
Très tôt, il provoqua un scandale en s’insurgeant contre le fait que l’environnement proposé aux malades ne correspondait pas à leur cadre de référence, puisqu’il se référait en tout aux valeurs culturelles françaises et européennes ; ce qui n’était pas de nature à les aider. Il fit aussi sauter les barbelés et les miradors autour de l’hôpital. Il ne supportait pas de confondre l’univers carcéral et celui des malades mentaux. C’est que un an avant, il publiait aux éditions du Seuil, son premier livre, Peau noire masque blanc, dans lequel il analysait scientifiquement la problématique du rapport blanc/noir, en pays colonisé (particulièrement). C’est dire que F.Fanon est admirablement armé pour observer en témoin, du dedans et du dehors, l’envers du statut départemental de l’Algérie, c’est à dire, sa réalité de situation coloniale.
En effet, le docteur Fanon, bientôt médecin-chef, pense que » l’écrasement des repères d’histoire, de culture et de langue porte atteinte à la subjectivité. Ainsi va-t-il crée des institutions spécifiques auxquelles les aliénés musulmans pourront s’identifier » rapporte Alice Cherki.
(…) » Et bientôt, le personnel Algérien, engagé avec Fanon, dans cette véritable révolution psychiatrique, participera pleinement à l’expérience « . Très vite, au delà des engagements politiques de F.Fanon, c’est sa conception du rapport aux malades mentaux que les soignants algériens apprirent à respecter. Reprenons cet entretien de Fanon avec un de ses collaborateurs :
» Vous savez, on ne comprend qu’avec ses tripes. Il n’était pas question pour moi d’imposer de l’extérieur des méthodes plus ou moins adaptées à la « mentalité indigène » .Il me fallait démontrer plusieurs choses : que la culture algérienne était porteuse de valeurs autres que la culture coloniale ; que ces valeurs structurantes devaient être assumées sans complexe par ceux qui en sont porteurs – les Algériens soignants ou soignées. Il me fallait pour avoir l’adhésion du personnel algérien susciter chez eux un sentiment de révolte sur le mode : nous sommes aussi compétents que les européens. C’était aux infirmiers algériens de suggérer les formes de sociabilités spécifiques et de les intégrer dans le processus de sociale thérapie. C’est ce qui est arrivé «. En conclusion de cet entretien, il ajouta : » La psychiatrie doit être politique « .
Parmi les nombreuses initiatives en vue de créer de nouvelles structures, on peut citer par exemple : pour les activités des pensionnaires, une salle de spectacle et surtout un stade de football ; la création d’une école d’infirmiers, spécialisée en psychiatrie, dont il avait commencé à assurer l’enseignement ; la mise ne place d’un service ouvert…
Très vite sa réputation s’étend et il est sollicité dés les premiers jours de la lutte du peuple algérien par les dirigeants du F.L.N. En 1957, il démissionne de son poste. La même année, F.Fanon se rend à Tunis où il trouve la majorité des cadres dirigeants du F.L.N. Il collabore d’abord au service psychologique de la polyclinique de Tunis et bientôt aux organes de presse du Front, Résistance Algérienne puis El Moudjahid. En 1958, il est affecté au Ministère de l’information du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne.
Cette même année Fanon est délégué par le F.L.N au Congrès Panafricain d’Accra au Ghana, où il rencontre plusieurs dirigeants ou responsables de mouvements révolutionnaires africains ; tels Kwame Nkrumah du Ghana, Félix Moumie du Cameroun (plus tard assassiné par les services français), Tom M’Boya du Kenya ou Holden Roberto de l’Angola. En 1959, il publie un essai intitulé l’An V de la révolution algérienne, dans lequel il démontre que le F.L.N est non seulement un mouvement de libération luttant contre le statut colonial, mais il est aussi porteur d’une dynamique révolutionnaire.
En 1959, F.Fanon participe au II Congrès des Écrivains et Artistes noirs à Rome et y fait une communication sur les fondements réciproques de la culture nationale et des luttes de libération. Ce texte sera intégré au manuscrit des Damnés de la terre. Fanon est à cette date désormais bien connu aussi bien dans les milieux intellectuels et politique d’Afrique qu’en France et plus largement en Europe. Il écrit dans El Moudjahid un article retraçant les évènements de décembre 1959 en Martinique, intitulé » Le sang coule aux Antilles sous domination française » . En 1960, il est nommé ambassadeur du Gouvernement provisoire de la République Algérienne (G.P.R.A), à Accra (Ghana) avoir participé à Tunis à la deuxième Conférence des Peuples Africains. Quelques temps après, lors du Congrès inaugural du Front Antillo-guyanais, bien que déjà très malade, F.Fanon adresse un message de félicitations et d’encouragements ; il y exprime sa joie et sa fierté de voir que, sur les bords de la caraïbe, » le moteur de l’histoire se met à tourner « .
En novembre 1961, il publie les Damnés de la Terre ; il meurt le 6 décembre 1961 au moment où l’Algérie semble inéluctablement sur la voie de l’indépendance. Le mythe du statut départemental de l’Algérie s’est déjà envolé. Ainsi, F.Fanon fut-il enterré en terre algérienne avec des funérailles nationales, mais sa pensée reste toujours vivante, d’ailleurs une faculté en Algérie porte son nom.