Il se disait « para-psychographe », et « mystico-rationaliste », ce qui faisait sourire les esprits bien pensants, mais il était surtout l’empêcheur de tourner en rond d’une école coloniale aliénante, il voulait selon ses propres dires « branler dans le manche ».
J’ai été un admirateur sans borne de Gérard Lauriette, du moins pendant les années 1969-71. Nous vivions tous ensemble, avec femme et enfants, dans le grand domaine de la famille Rodes et formions comme un phalanstère. Au Domaine de l’Espérance donc, derrière l’hôpital Sainte-Hyacinthe à Basse-Terre, dans la cour sous l’énorme sapotillier de l’entrée, nous étions un certain nombre à l’écouter, à boire ses paroles avec avidité. Il y avait Georgette Lauriette, Michel Rovélas, Henri Rodes, directeur du Progrès Social, son frère Félix avocat, un monsieur Béville, frère du regretté Albert Béville, mais aussi, je m’en souviens, un individu mystérieux qui s’est révélé plus tard être Guy Cabort-Masson !
Et puis il y avait tous ces adolescent(e)s turbulents qui n’attendaient qu’un signal du maitre pour manifester dans les rues de Basse-Terre, ou bien casquette vert, noir, rouge sur la tête, aller distribuer des tracts depuis les hauts de Basse-Terre jusqu’au Bas du Bourg ; ce qui n’a pas empêché l’école Lauriette de battre tous les records de réussite au BEPC en cette année 1969. Je me rappelle encore ce jour où, ne pouvant plus tenir une centaine de ces jeunes dans la cave de Félix Rodes qui faisait office de salle de classe, nous avons tout simplement occupé la grande salle de la mairie de Basse-Terre contraignant le maire, monsieur Feuillard, à nous octroyer un bâtiment vétuste de Bas du Bourg qui allait nous servir d’école.
Mais revenons à l’Espérance et à Gérard Lauriette. Nous étions nombreux à faire partie de son cénacle, à l’écouter parler :
« – … A l’école élémentaire l’instituteur avait fait écrire sur le cahier de ma fille : « le vent de l’Ouest apporte la pluie ». J’ai barré « Ouest » et j’ai écris, en rouge, « Est ». Le directeur m’a demandé de venir à l’école pour me faire remarquer que sur le livre de géographie était écrit « Ouest »et pas « Est », et qu’il me priait de ne pas contredire le maitre d’école de mon enfant. Je lui ai répliqué, que les manuels scolaires n’étaient pas adaptés à notre environnement géographique, qu’il ne fallait pas répéter comme un perroquet, que le livre de géographie s’adressait à des enfants de France et qu’en effet là-bas, la mer est à l’Ouest et les vents d’ouest apportent la pluie, mais qu’en Guadeloupe, de l’autre côté de l’Atlantique, les Alizés viennent de l’Est et par conséquent c’est de l’Est que vient la pluie.
Une autre fois c’est en classe de seconde au Lycée qu’un de mes fils apprendra ce que lui a fait écrire le professeur de Géographie : « Le soleil est au Sud à midi ». Faux ! Et là encore l’enseignant n’a pas utilisé son intelligence. A notre latitude, le soleil est tantôt au Sud quand il vient du tropique du Capricorne et qu’il se rend vers le tropique du Cancer, puis il passe au Zénith à midi, ensuite il est au Nord, enfin sur le chemin du retour il passe à nouveau à notre Zénith, puis se retrouve au Sud. Autrement dit le soleil est tantôt au Nord, tantôt au Sud, tandis qu’en France le soleil ne passe jamais au Zénith et reste toujours au Sud, ce qui explique que le Sud de la France s’appelle le Midi. »
Gérard Lauriette bousculait toutes nos certitudes et c’était pour moi une révélation. Il préconisait par exemple la pédagogie du « les yeux dans les yeux, bras ballants ». Il l’expliquait ainsi :
« – L’élève doit admirer le maitre, reconnaitre en lui celui qui détient le savoir, et pas le voir comme une simple courroie de transmission. Le maitre ne doit pas être celui qui pioche dans un livre des « vérités » qu’il assène à son public, sans les avoir assimiler lui-même. »
Il répétait qu’il fallait enseigner sans livre, que le cahier de l’élève devait être le fruit de ses découvertes personnelles et son seul livre d’école, qu’un élève qui avait réussi à comprendre en classe ce qu’avait expliqué le maître n’avait plus à apprendre de leçon à la maison.
Lauriette a été le premier, et de sa génération le seul, enseignant à proposer une méthode d’enseignement qui partirait du savoir de l’élève. Il n’ignorait rien de ce qu’avait écrit Decroly, ni de la pédagogie Freinet, mais pour lui l’élève a un savoir en dehors de l’école. Or ce que l’élève guadeloupéen sait, il sait le dire en créole. Alors il faut le laisser dire ce qu’il sait en créole et à partir de ce qu’il aura dit, tenter avec lui de transcrire son dire et son savoir créoles, en français. Je me rappelle encore une des fois où j’avais été dans sa classe de plus de 50 élèves assis sur des bancs de fortune, fabriqués par les élèves eux-mêmes ; la veille il avait donné comme sujet de réflexion « les saisons en Guadeloupe ». Le lendemain un enfant parlant du carême en Côte sous-le-vent, avait dit : « an mitan tout savann zèb brilé-lasa, sé pyé mango-la té konsidiré dé kalité gwo richa ! » Gérard avait félicité l’enfant pour cette image spontanée et l’avait fait transcrire par toute la classe en français.
Car il faut le savoir, Gérard pensait que le créole n’était que du « français corrompu », qu’il fallait l’utiliser pour aider l’expression orale, facilité la prise de parole en public, apprendre à ne pas en avoir honte devant toute la classe, mais en revanche il fallait passer ensuite à l’écrit en français. Le Créole à l’oral, le Français à l’écrit ! C’est à partir du moment où j’ai commencé à lui dire qu’il valait mieux considérer le créole comme une langue à part entière, que nous nous devions de chercher une graphie spécifique pour l’écrire, que nous avons divergé sur la question du créole à l’école.
Cependant, entre temps nous avions mis en place avec Félix Rodes, avec le photographe Cattan-Bourjac et d’autres, l’Association Guadeloupéenne d’Education Populaire (AGEP). Nous avons été invités en Martinique par le PPM, pour la création de l’AMEP que le PPM voulait sur le modèle de l’AGEP. Reçus par les familles De Grandmaison, Delépine ou encore par Maitre Manville, nous avons participé à des rencontres dans les quartiers de Trémelle et de Citron, rêvé d’une Grande Révolution Antillaise par l’école. A cause de méfiance interne à l’AGEP, et sans doute également du traumatisme de mai 67, les uns soupçonnant les autres d’être des agents secrets des Services des Renseignements Généraux, l’AGEP ne s’est jamais développée, alors que l’AMEP soutenu par le PPM a pris son envol.
Gérard n’était pas seulement le maitre à penser de tout ce monde, c’était aussi l’écrivain public, celui qui aidait le petit peuple à faire toutes sortes de lettres et de courrier administratif. Il avait, nul ne savait comment, une machine à ronéoter des plus modernes et passait ses nuits à faire des recueils d’enseignement pour ses élèves.
Enfin Gérard était un amoureux de la nature guadeloupéenne, c’est lui qui m’a fait découvrir la beauté des bassins d’eau chaude de Grosse Corde, aujourd’hui accessibles à tous sous le nom de « Paradise », ou encore la vallée de la Grande Rivière à Vieux Habitants, et ce bien avant que l’association Verte Vallée ne la mette en valeur. Il aimait partir seul dans les bois pour méditer. Il se faisait déposé par Gisèle sa femme qui revenait le chercher le soir avant le coucher du soleil.
Deux ans plus tard, alors que l’AGEP n’était plus, nous avons repris de façon explicite nos conversations et exposé nos divergences sur le créole dans quatre numéros d’un mensuel ronéoté que j’avais intitulé « MUCHACH : Bulletin de la créolité ». Ce bulletin tiré à 100 exemplaires eu un immense succès, c’est grâce à lui que je ferai la connaissance de Dany Bebel-Gisler et de Raphaël Confiant.
Aujourd’hui, près de quarante ans plus tard, nous pouvons reconnaitre que c’est à partir de cette idée première du Créole à l’Ecole, de celui qu’on appelait « Papa Yaya », que nous avons pu aller plus loin et finir par avoir le créole en option au baccalauréat jusque dans l’Hexagone !
Capesterre Belle-eau le 24 décembre 2012
Hector POULLET