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Sur « La désapparition » : entretien avec Gerry L’Étang

Gerry L’Étang nous expose son roman, La désapparition, à paraître aux éditions Project’îles le 5 mai 2022. Suit un extrait du livre.

Pourquoi ce titre : La désapparition ?

C’est une expression d’Édouard Glissant, vraisemblablement forgée à partir du mot créole « dézaparet ». Glissant désigne par-là quelque chose qui a disparu mais pas totalement ; comme quand il dit que les Indiens caraïbes n’ont pas disparu, qu’ils ont désapparu. Il y a dans ce récit, une, des désapparitions.

Quel est l’objet de ce roman ?

– J’ai une obsession : que se passerait-il si le cargo de la Compagnie n’arrivait plus ? Autrement dit, si nous nous retrouvions, nous Martiniquais, seuls face à nous-mêmes. Si la Martinique, pays perfusé où l’on ne produit plus que de l’illusion, était soudainement coupée du monde et devait tenter de survivre.  C’est de cette obsession qu’est né cet ouvrage, qui est en quelque sorte un roman d’anticipation. Car la situation décrite ici n’est pas totalement absurde, spéculative. Elle est possible. Je crois d’ailleurs que cette perspective doit hanter bien des Martiniquais. En cela, ce texte a une dimension politique. Nous devrions, dans nos projections collectives, intégrer ce risque pour mieux faire face au chaos s’il devait advenir. Et ça ne concerne pas que les Martiniquais. C’est aussi le cas des Guadeloupéens, des Réunionnais, aujourd’hui des Mahorais et d’autres peuples en situation similaire.

Gerry L’Etang

Ce n’est pourtant pas un livre d’horreur…

– Non parce que bien qu’il raconte une dystopie, cette utopie cauchemardesque parle aussi d’humour, de sexe, de grotesque, éléments inattendus qui permettent d’en aérer la lecture.

Les personnages de ce roman sont détestables…

– Ils ont tous ou presque des profils odieux parce qu’ils sont aux prises avec la fin du monde. Dans une situation aussi tragique, il n’y a guère de place pour l’altruisme, du moins dans un premier temps ; c’est ce premier temps qui est décrit ici. Le pire d’entre eux est un certain I. Stanislas, clin d’œil à la fameuse chanson d’Éric Virgal des années soixante-dix : « Istanislas, isalop-la ». Il fut filiforme puis suite à une infortune, a empâté. Être gros est en temps normal une représentation plutôt rassurante. Mais être gros quand les autres crèvent de faim, c’est carrément flippant ! C’est un manipulateur, affligé d’une une passion irrépressible, scandaleuse : le cunnilinguisme, et victime de sa mégalomanie. Il représente l’antithèse du Poète, dont il fait partie de l’entourage, et qui est, lui, la seule figure positive du récit.

Justement, le Poète…

– C’est un humaniste, versificateur d’une puissance inouïe qui par la seule force de sa parole a attiré sur une île misérable peuplée de fils d’esclaves, les fastes de l’abondance. D’où leur effroi quand cette opulence s’arrête brutalement, inexplicablement. L’un des défis de ce roman a été d’essayer de rendre crédible l’intensité poétique, thaumaturgique du personnage. Et aussi sa complexité, ses doutes, son rapport à la fois désabusé et affectueux à ses gens qui, à raison, le vénèrent.

Dans l’île, les Noirs s’appellent des Kaprlis ou des Bleus ; les Blancs, des Albins-là-bas ou des Albins-pays ; les Mulâtres, des Mulkaprles, etc. Pourquoi ce choix ?

– Il m’a paru important de conserver des ethnonymes pour tenter de montrer comment la racialisation des rapports sociaux pouvait, en contexte de détresse extrême, perdurer ou s’annuler. Mais travestir les ethnonymes de départ, c’est aussi une manière de s’éloigner du contexte de référence, de l’arrière-plan en quelque sorte. Car dans cette fiction qui oscille entre plausible et délire, il s’agit à la fois de la Martinique et d’autre chose. L’île n’est d’ailleurs pas nommée. La Martinique apparaît en filigrane d’un tableau qui a des contours distincts, même si parfois l’image en sous-impression en vient à supplanter celle du tableau. Dans cette logique, le choix d’appellation de ces ethnonymes n’est pas arbitraire. Ils sont comme des palimpsestes. Quand on les gratte, on trouve autre chose. Par exemple, « Kaprli », à première vue, ça ne ressemble à rien. Ou plutôt si. Les premiers lecteurs ont cru y voir une allusion à « Cafre » ou à Câpre ». C’est en fait la façon dont en milieu hindou martiniquais on nomme les Noirs ; c’est la créolisation du mot « Karuppu » qui en tamoul standard signifie « noir ». J’ai cependant gardé le phénotype « Chabin », d’allure paradoxale et de tempérament volcanique, qui fonctionnait bien dans cette histoire.

Il est question ici de Sept mers, de sept mares, qu’est-ce que cela signifie ?

J’ai travaillé en tant qu’ethnologue sur les créolisations hindoues dans la Caraïbe et ai recyclé ici quelques éléments liés à cela. Dans la cosmogonie canonique hindoue, le monde est formé de sept îles-continents entourées de sept mers annelées de nature fabuleuse : la mer d’eau salée, celle de jus de canne à sucre, la mer de vin de palme, celle de beurre clarifié, celle de lait caillé, la mer de lait et celle d’eau douce. Dans l’hindouisme martiniquais, ces sept mers ont été reconfigurées, sont devenues les sept mers séparant l’Inde de la Martinique. J’ai repris dans le roman, avec des adaptations, les contenus merveilleux des sept mers originelles pour les placer dans sept mares.

Pour quelle raison ce livre s’inscrit-il dans le courant de la Créolité ?

– Parce qu’on n’a pas trouvé mieux pour exprimer en français les réalités d’une société créole. La thématique ne suffit plus, il faut également travailler la langue, et donc ici, combiner français et créole. C’est d’ailleurs une façon de servir l’une et l’autre de ces langues qui sont nôtres. D’autant que le français qui est le plus nôtre, est un français régional, créolisé, qui comme le créole est en voie d’affaiblissement en raison des progrès continus de la mondialisation, de la décréolisation culturelle, linguistique, et des progrès concomitants de la francisation culturelle, du français standard. Je note enfin que certains écrivains martiniquais contemporains qu’on dit post-créolitaires, ont une écriture peu ou prou créolitaire. En fait, ils ne sont en rupture qu’avec l’idéologie portée par la Créolité, pas avec son esthétique. Par ailleurs, j’ai également cherché à subvertir le français en proposant des néologismes, en détournant certains mots de leur sens initial tout en ayant souci de rester compréhensible.

– Pourquoi ce roman est-il si court, 120 pages ?

– Il est court afin qu’il soit lu intégralement. J’ai de plus en plus de mal à lire des romans au-delà de leurs cent premières pages et ai la faiblesse de penser que c’est le cas d’autres lecteurs. Et puis ce texte s’inscrit dans un projet d’économie maximale du discours, en ne gardant que l’indispensable, un peu comme quand on compose un poème. Difficile dans ce cas de faire long. Mais la brièveté d’un récit ne se justifie que s’il est dense, tant du point de vue de la forme que du fond, de l’écriture que de l’histoire, sur la trame de laquelle se brodent nécessairement d’autres histoires.

Propos recueillis par Jean-Pierre Arsaye.

Extrait

       Dans le vieux Métropolis ramassé par Tête-Coco-Sec, un journaliste narrait une des fameuses en-allées du Poète à travers fonds, mornes, ravines, périphéries mangroviennes que celui-ci chantait en des vers sibyllins.

      Vêtu de son costume bleu nuit d’outremer et d’une cravate mauve du plus bel effet, le Poète descendit les quelques marches du perron, jusqu’à la cour pavée où l’attendaient une Oldsmobile noire et son chauffeur. Ce dernier était l’un des innombrables rescapés de la fin des plantations de cannes qui avaient, aux lendemains de la guerre, dévalé sur l’En-ville. Il ne baragouinait alors que la langue aujourd’hui effacée mais au contact du grand homme, parvint à grappiller, année après année, une teinture d’idiome albin.

      Lui tendant une paume affectueuse, le Poète lui lança comme à son ordinaire :

      – Vous portez-vous bien, mon brave ?

      – Je suis là, Missié le bourgmestre.

      D’une invite paternelle, il m’intima de prendre place à son côté, sur les sièges arrière capitonnés de cuir.

      On était un lundi et ce jour était réservé au passage de la Tracée, au babillage impénétrable des fougères arborescentes au mitan desquelles tigeaient des arbres altiers inconnus de moi, dont le Poète me révélerait, laconique, les désignations latines.

      Cependant, nous n’avons échangé que passé l’En-ville plat, ses collines. Jusque-là, muré derrière de fortes lunettes cerclées d’écaille, l’Éloquent se tenait coi. Non informé de cet usage, j’avais risqué une question lorsque nous enjambions le Pont de Chaines. Mais le chauffeur avait coupé ma parole devant pareille inconvenance. Yeux rivés sur les cases devenues maisons, certaines cossues, d’autres de bric, de broc, parce qu’érigées en coup de main, l’homme paraissait plongé dans une méditation abyssale, intimidante. Abruptement, la foudroyante géométrie d’une fleur de balisier le sortit de ses pensées. Il devint disert :

      – Tant d’écarlate fureur contenue ! Heliconia caribaea. Ses multiples bractées sont le thorax de notre peuple, enchâssement sans fin de blesses inapaisées, chant profond du jamais refermé. Ce pourpre est notre sang versé au long des siècles, ces pointes qui semblent s’enfuir sans nullement se finir, marquent l’inachevé de notre condition : éboulement de flammes traversé…

      Ces sentences me troublaient. Je n’étais pas certain de savoir les déchiffrer. C’est alors qu’il me tira d’embarras. Posant une main bienveillante sur mon épaule, il énonça dans un sourire :

      – Jeune homme, quelle était votre intention en souhaitant m’accompagner dans mon échappée de ce petit matin ? Rangez, je vous prie, cahier, stylo et dites-moi.

      La route se faisait de plus en plus sinueuse ; la forêt, intouchée car hantée de fers de lance, devenait oppressante.

      – Vous êtes, Maître, celui qui nous a affranchis de la fange, qui a relevé l’étendard de notre race, qui a… 

      –  Bah ! Laissez, laissez ! Je ne suis pas sûr d’y être parvenu.

      – Et pourquoi, Maître ?

      Son regard se fit vague, embué de tristesse, perdu dans le vert profond de la jungle. Un silence se fit, qui dura éternité. La voiture continuait à avaler les kilomètres, ne croisant que de rares véhicules dont les occupants adressaient « Merci ! » à celui qu’ils venaient de reconnaître, lequel demeurait de marbre.

      – Dans ce tout petit district de l’univers, voyez-vous, il y a largement matière à désespérance. J’ai fait ce que j’ai pu, cela n’aura peut-être servi à rien… Qu’ont fait les miens de ce combat ?

      L’Oldsmobile retournait à présent vers Coco-l’Échelle que l’on devinait au loin. Les toits chaotiquement accrochés aux pentes des mornes, au milieu des derniers arbres plantés par des êtres qui avaient transporté avec eux leur campagne, me rappelèrent ces vers du Poète :

Les maisons de mes gens

Aux flancs des monts

Sont comme livres éparpillés

Bibliothèque d’autodafé

Les arbres sont éruptions

Dont l’ultime cendre ardente

Mousse sur mon front

      Revenus à l’hôtel-d’En-ville, avant de poser pied à terre, l’Inspiré me prit entre ses bras Je fus secoué par l’émotion. Et quand nous nous serrâmes les mains, les miennes tremblaient.

      – Jeune-gens, nou la, nou poko mὸ… Poko.

      Qu’il usât de la langue défunte m’interloqua. D’autant que je n’avais, une fois encore, la certitude d’avoir compris son dire.

La désapparition, de Gerry L’Étang, Éditions Project’îles, Collection Roman’Tantara, Le Palais-sur-Vienne, ISBN 978-2-493036-04-9, 120 pages, 2022, 15 €.