Dans la revue Europe de juin/juillet 2013 (n°1010-1011)
Ce livre ci est frère de très grandes sommes poétiques…
Le titre en créole pousse d’emblée le lecteur loin de la stable lumière apollinienne. Lémistè : Les mystères. Le livre entraîne le lecteur dans un très âpre tourbillon de gestes rituels et surtout de longues formules sacrées antillaises. Le livre est paroles en tous sens, extrêmement vivantes et actives. Presque aucune contemplation, presque aucune strophe où le temps s’arrête en s’ouvrant vers une sorte d’infini ou d’éternité. Tout ici est proche, odorant, sensible, tactile. Pas d’horizon lointain, pas d’infini océanique, pas de grands ciels. Mais le livre entraîne toujours son lecteur dans l’intensité d’un rite sacré dans un lieu cultuel ou d’un geste sacré de la vie pratique dans la cour et même dans le secret de la maison. Le livre entraîne son lecteur dans la proximité mobile de ce rite ou de ce geste. Continuels gros plans. Nous voici dans les Antilles, dont presque chaque habitant se rappelle la déportation esclavagiste de ses ancêtres. Nous voici parmi cet archipel dont le sacré est syncrétique, mêlant cent pratiques animistes africaines à des traces chrétiennes, voire pré-colombiennes et hindoues. En cinquante huit poèmes tous aussi dynamiques et actifs les uns que les autres ce livre est ou plutôt transmet l’effort incessant et fascinant de l’humanité antillaise pour reconstruire sans fin une pensée, une identité, un sacré, un flux de parole épique et inindividué qui lui soient siens.
Est-ce que ce livre est local ? Oui en un sens car par un travail gigantesque d’immersion de l’auteur et de collecte extrêmement patiente dans les îles ce livre réunit une somme considérable de documents populaires oraux et gestuels. Non il n’est pas seulement cela. Il est magnifique par sa dignité éthique, qui, tout en donnant enfin à entendre la voix multiple et habituellement étouffée des peuples des Antilles, montre magistralement que dans cet archipel la modernité universelle se cherche et se joue d’une manière profondément originale par précisément cette polyphonie turbulente de la pensée symbolique.
Est-ce que ce livre est esthétique ? Superficiellement peut-être, car l’auteur nous offre une sorte de carnaval endiablé tout en couleurs et en sensations intenses. Non il n’est pas cela, sûrement pas cela. Car pour peu que soigneusement on prenne le temps de le lire et, dirais-je, de le voir et de l’écouter, on comprend que l’on assiste, non, que l’on prend part à des rites magiques, à des envoûtements, à des danses rituelles, à des transes sacrées, à des possessions divinatoires. Ici se fait alors entendre, tout comme lorsque Jean Rouch filme crûment et rudement les rites du peuple songhaï, l’inquiétude de la communauté qui loin de se laisser abattre interroge opiniâtrement les dieux qu’elle se donne. Non ce livre n’est pas du tout esthétique car l’inquiétude de la communauté qui veut constamment la contrecarrer propulse sans cesse la langue dans le rite et dans le contour de l’angoisse. Comme l’ont à la quasi perfection montré Luc de Heusch et le premier René Girard l’usage du sacrifice animiste est le très fréquent pivot du rite de parole. L’auteur de ce livre ci incante cent, deux cents fois le geste du sacrifice animal, sinon celui du sacrifice atténué en un bris végétal ou en un jet de poudre ou de liquide.
Partout est présente dans ce livre la violence. Certes la violence sacrificielle. Mais cette violence ritualisée et contrôlée s’exerce et se prononce en réponse à la déportation et à l’exploitation esclavagistes et en réponse à l’énergie imprévisible et ombrageuse du dieu et des dieux animistes. Violence symbolique réparatrice et compensatrice à la violence du monde passé et présent. Evidemment rien d’esthétique, rien de statique. La manifestation de cette violence aurait pu se laisser aller à quelque esthétisme il est vrai, comme parfois l’expressionnisme allemand ou le futurisme italien s’y sont osé. Mais l’auteur reconduit sans cesse, doucement et avec un entêtement admirable, son lecteur à la dignité du rite et à la responsabilité éthique de la parole sacrée syncrétique.
Car chaque poème de ce livre est un acte. Acte liturgique, dans divers cultes. Acte dramaturgique chaque fois avec une action concrète et avec un enjeu vital dans les grands passages de la vie, naissance, mort, grave maladie, transitions des étapes de la vie, envoûtements et désenvoûtements. Presque tous les poèmes présentent le passage de la personne vers un autre état dans une processus d’initiation ou de transformation : transes, possessions, deuils, c’est-à-dire franchissement temporaire, peut-être même seulement le temps du rite c’est-à-dire ici du poème, vers un autre monde ou vers l’“ autre bord ” utopique et indispensable comme l’Afrique perdue, le “ retour au pays natal ” étant à jamais impossible. Chaque poème est un acte, un épisode dramaturgique de transformation et rejoint l’origine du théâtre qui est d’abord dans la communauté un rite sacrificiel performatif face à la brutalité du destin aveugle.
Ce livre ci est frère de très grandes sommes poétiques, celle de la Divine comédie qui explore les balbutiements de la pensée renaissante dans l’Italie médiévale, celle des Quatuors de T. S. Eliott qui déploient les pénombres et les lucidités pessimistes d’une conscience européenne inquiète, celle de Pound qui met en tourbillon les flamboiements et les bredouillements d’un lyrisme critique européen des années 50, celle du Docteur Faustus où par le détour de la prose Thomas Mann déploie l’échec de la lucidité individualiste européenne face à la violence, celle de l’Axion esti où Elytis s’enthousiasme à refonder encore le monde dans la lumière grecque. Aimé Césaire avait magistralement présenté l’inconsolable deuil antillais dans son Cahier d’un retour au pays natal. Ce livre ci va aussi loin ; va même plus loin que Césaire ne le fit, car c’était un somptueux diseur qui laissait admirer tout du long du Cahier d’un retour sa virtuosité de poète lyrique. Va bien sûr plus loin que dans les Antilles Glissant dans une certaine confusion et Franketienne dans l’emportement de ses “ spirales ”, certes déjà admirables l’un et l’autre, ne l’ont fait. Car ce livre ci atteint à l’inindividuation, à la polyphonie des voix, des îles, des rites et des gestes.
Car en fait se pose la question : qui est l’auteur ? Monchoachi certes. La couverture du livre le dit. Mais tout autant les anonymes innombrables qui dans le mouvement permanent de l’oralité, du marronnage, de l’illettrisme et de la recréation syncrétique élaborent sans cesse les langues créoles de l’archipel. Monchoachi a été le collecteur inlassable de ces flux de parole et de ces actes dramaturgiques et liturgiques extrêmement vivants. Il est l’organisateur de l’ouvrage et celui qui en a conçu et mis en œuvre l’architecture, certes. Et c’est bien la forme poétique qui est adéquate au projet de l’auteur : car les rituels oraux des cérémonies sacrées et de la vie quotidienne se formulent dans la densité incantatoire de l’invocation aux esprits et dans la psalmodie performative souvent chantée-dansée.
Incantation et psalmodie sont justement le propre de la poésie populaire orale et de l’origine du théâtre. Il est inévitable, de ce fait, que la forme littéraire de cette documentation anthropologique considérable et de cet hommage à la parole polyphonique de la dignité des peuples antillais soit bien celle de la poésie. Il est inévitable que la composition cyclique de cette documentation et de cet hommage soit la grande architecture d’un livre dressé comme un temple vaudou ou un lieu cultuel tourbillonnant de vocalité. Lieu tourbillonnant de vocalité, archipel tourbillonnant d’oralité si bien qu’il est presque impossible et d’ailleurs de peu d’intérêt de savoir où Monchoachi se trouve lui-même. Tel poème est-il entièrement la transcription littéral d’un rituel oral et gestuel ? Tel poème est-il en plus la sédimentation d’une appréciation ou d’un jugement que Monchoachi formule pour lui et pour nous ? Certes, quand même, Monchoachi pose pour le lecteur attentif quelques pierres claires et stables, repères aussi discrets que puissants, pour que le lecteur comprenne bien l’enjeu du livre, tel le très clair poème VIII qu’il intitule Le dérobement. L’auteur est sans aucun doute cet homme opiniâtre, minutieux, extraordinairement lucide et patient qui sans se camper jamais lui-même à l’avant-scène a mené à bien son projet, un des plus importants et des plus éthiques que je connaisse en littérature contemporaine ; sans ego à l’européenne il est ce poète porte-voix de la polyphonie des peuples antillais qui s’inventent leur propre dramaturgie identitaire au cœur et au creux de la violence du monde contemporain.
Yves Bergeret, poète