La fin de l’après-midi du 12 janvier 2010 où ta vie a basculé de l’hiver canadien protecteur des poètes au temps haïtien des catastrophes, on t’a entendu crier aux côtés de Dany Laferrière et Thomas C. Spear : « Pieds, quel repas ai-je pris sans le partager avec vous ? » A ce cri jailli des entrailles nous devons que tu sois en vie pour inviter le peuple haïtien profané « à réapprendre à gouverner la rosée ». Maintenant, face à un tremblement de l’histoire d’une égale puissance d’anéantissement que le tremblement de terre, te voici en mesure d’avancer les paroles de rêve suivantes :
« Il faut inventer l’espoir à l’horizon. Il faut aussi une colère coup de poing. Des orages pour déficeler toutes les impostures. C’est le chantier à venir… pour les jeunes vitriers, qui gardent leurs rêves au fond de leur cœur. Les jeunes ont besoin d’un manifeste d’espoir. Ils ont besoin des étincelles du jeune Depestre et des armes miraculeuses du nègre fondamental… »
Par le temps qui court, un tel manifeste de renaissance des esprits et des sensibilités ne peut jaillir du sursaut individuel d’un poète atteint par le vieil âge d’homme. Pour avoir des chances de vaste écoute un pareil cri d’espérance doit naître de la percée de l’intelligentsia haïtienne debout sur les décombres. Le gouffre des tribulations creusé par l’effondrement de la société civile (après celui des villes et des dizaines de milliers de vies) ne peut être comblé que par le rassemblement sans précédent de l’ensemble des forces culturelles du pays.
Le livre collectif Refonder Haïti ? [1] (publié sous la direction de Pierre Buteau, Rodney Saint-Eloi, Lyonel Trouillot), et de nombreux autres témoignages post-sismiques (ceux de Dany Laferrière, encore Lyonel Trouillot, Yanick Lahens, Marvin Victor, etc.), sont autant d’appels à la mobilisation des Haïtiens autour de la double tragédie (naturelle et sociale) qui frappe Haïti.
Comme toi, les auteurs qui sont décidés à témoigner et à agir (Dalembert, Emmelie Prophète, Castera, James Noël, Métellus, Bloncourt, Claude Moïse, Frankétienne, Laënnec Hurbon, Gary Victor, Joël des Rosiers, Raoul Peck, Kettly Mars, Arnold Antonin, Jean-Claude Fignolé, etc.) ont des positions proches du Festival des Etonnants voyageurs. Michel Le Bris et Thomas C. Spear étaient présents aux côtés des Haïtiens, sur les lieux du cataclysme. Leur mouvement transculturel s’efforce de mettre en contrepoint des valeurs et des sens encore éparpillés dans les différentes aires de civilisation de la planète. L’intelligentsia haïtienne participe aux processus de mondialité qui, de nos jours, contribuent à la mutation des imaginaires dans la société civile planétaire encore balbutiante. Des travaux publiés en Haïti, aux Etats-Unis, au Canada, en Europe, en Afrique, attestent le souci des élites intellectuelles du XXIe siècle d’assurer le triomphe de conceptions alternatives à l’ethnohistoire impériale et « raciale » qui devait surdéterminer pour le pire la complexité dramatique des affaires humaines. Dans un monde où l’interdépendance des sociétés civiles s’accroît (économies, cultures, communications, technologies de pointe), nombreux sont les intellectuels d’Haïti et d’ailleurs qui affichent une vision synoptique et intégrée à la fois des réalités culturelles des anciens empires du Nord et de celles des ex-colonies du Sud.
Les importants textes parus depuis 2010, comme ton ouvrage Haïti, kenbe la [2], fourmillent d’analyses et de réflexions originales, de repères éclairants, qui peuvent conditionner judicieusement la percée démocratique du peuple haïtien. Mais, en politique, une fois qu’on a formulé des idées justes et fortes, c’est l’organisation, c’est-à-dire le passage à la mobilisation collective qui décide de tout. En Haïti, à défaut de nation bien constituée, à défaut de société civile, de personnel politique responsable et cultivé, à défaut de négritude-debout comme jadis, il appartient désormais aux intellectuels (écrivains, universitaires, peintres, artistes, journalistes, enseignants, poètes, etc.) de prendre à bras-le-corps les initiatives adéquates à la reconstruction et à la refondation de leur société sinistrée.
Constitués organiquement en nation culturelle, les femmes et les hommes de culture d’Haïti sont en état de rendre l’actuel chaos haïtien intelligible à l’entendement des experts des Nations unies et des ONG, ainsi qu’à la compréhension de la « communauté internationale ». Ragaillardie par des états généraux de la culture, l’intelligentsia haïtienne est en condition de prendre des décisions énergiques de salut public afin de changer en un atout politique exceptionnel le dévouement et le savoir-faire des innombrables ONG que l’absence d’un pouvoir civique national de coordination voue à une scandaleuse pagaille.
En matière d’ingérence militaro-humanitaire, des interlocuteurs haïtiens valables devraient être en mesure d’orienter politiquement la Minustah, les ONG, les troupes étrangères, tous les organismes mandatés par l’ONU, afin que l’aide internationale accourue comme jamais au chevet d’Haïti cesse d’être discréditée par une opinion publique égarée qui la perçoit à tort comme une force ennemie d’occupation.
Les intellectuels d’Haïti (écartelés peut-être par les faux et inutiles débats issus des haïtiâneries du passé) ont échoué jusqu’ici à organiser sur les gravats et sur les traumas du séisme un mouvement démocratique déterminé à refondre, outre les infrastructures, les institutions, les mentalités politiques, les idiosyncrasies aux abois, les imaginaires humiliés, tout un patrimoine spirituel haïtien en danger.
Après la déroute électorale de Mirlande Manigat, aucun autre leader, sérieux et compétent, ne s’est manifesté dans les rangs de l’intelligentsia. Aucune force populaire, citoyenne, républicaine, n’a émergé du chaos avec la claire et digne mission de protéger Haïti des mafias et des centaines de sectes, religieuses ou profanes, pêle-mêle sans foi ni loi, qui, toute honte bue, se disputent effrontément le pilotage des consciences naufragées.
En 2011, à la veille du second anniversaire du séisme, les pouvoirs délétères qui sabotent impunément l’aide internationale et les aspirations du peuple sinistré d’Haïti à la démocratie et aux douceurs de la paix et de la culture, ce ne sont ni la Minustah, ni les ONG, ni la présence des militaires nord-américains de Barack Obama et de Bill Clinton. La force d’occupation d’espèce néo-coloniale qui traque dans les ruines et sous les tentes le destin de « la première république nègre de l’histoire » tient son illégitimité délinquante de l’héritage indigène et carnavalesque des Soulouque, Tonton Nord, Charles Oscar, Papa Doc, Baby Doc, général Titid, qui sont actuellement talonnés par les bandes masquées à Sweet Micky.
Le fait est là : un mardi gras, apparemment « constitutionnel », concocté à la hâte par des stratèges et des thérapeutes de salons onusiens, a surgi des urnes de l’aveuglement humain pour se poster en embuscade à tous les carrefours de la nouvelle tragédie des Haïtiens. Plus que jamais la carnavalisation de leurs travaux et de leurs jours de désolation bat son plein, entraînée par les tambours et les danses pornos du « président élu », M. Michel Martelly. Rien à l’horizon n’indique la fin de la stagnation du droit ni le point final au surplace existentiel des deux derniers siècles. L’hapax politique haïtien défie le temps et la tendresse des humanités !
Le séisme de magnitude 7,3 n’a pas débouché sur l’occasion historique qui eût permis la montée patriotique de la société haïtienne aux lumières et aux bienfaits d’une république de droit. Malgré toute la beauté du monde à ses côtés, le tiers d’île de Toussaint Louverture poursuit sa marche à reculons, le dos tourné aux avertissements des patriotes éminents qui, de loin en loin dans le passé, ont fait retentir des sirènes d’alarme : d’Anténor Firmin à Jean Price-Mars, de Louis-Joseph Janvier à Jacques Roumain, de Frédéric Marcelin à Jacques Stephen Alexis.
Outre des travaux narratifs considérables, Jacques Stephen Alexis (1912-1961) est l’auteur du Manifeste-programme de la seconde indépendance (1959). Aujourd’hui, l’éblouissante profession d’espoir –œuvre d’une homme de culture et d’action que Papa Doc Duvalier a fait assassiner en 1961– a tout pour servir de point de ralliement à la nation culturelle debout qui doit à tout prix, chez tous les Haïtiens et Haïtiennes unis, éclairer la rage de refondation des prodiges en péril dans leur nouvelle aventure historique.
Un abrazo affectueux de René Depestre.
[1] Refonder Haïti ? Pierre Buteau, Rodney Saint-Eloi, Lyonel Trouillot, Mémoire d’Encrier, Montréal, 2010.
[2] Haïti, kenbé la (Haïti, tiens bon la rampe), Rodney Saint-Eloi, préface de Yasmina Khadra, éd. Michel Lafon, Paris, 2010.
Repris par AlterPresse