Notre penseur commence sa diatribe par une phrase dont on a bien du mal à saisir la signification : « …Fanon qu’on accuse d’avoir tourné le dos à la Martinique, s’est trouvé parfaitement en phase avec les évènements de décembre 1959 ». Que veut dire « en phase avec les évènements de décembre 1959 » ? Rien d’intelligible ! A dire vrai, Yves-Léopold Monthieux organise une confusion volontaire, au service d’un objectif obsessionnel : démontrer « qu’en décembre 1959, FANON était à côté de la plaque »… Son inestimable contribution au progrès de la pensée critique !
D’abord, contrairement à ses affirmations, Frantz FANON -qui s’y connaît en insurrections- ne mentionne à aucun moment ce terme dans son article du 5 janvier 1960, « Le sang coule aux Antilles sous domination française », paru dans El Moudjahid, le journal du FLN. Il emploie le mot « rébellion », qu’il met d’ailleurs entre guillemets. Ecrire, comme le fait Y-L. MONTHIEUX, que Frantz FANON a fait état d’une « insurrection qui avait lieu en Martinique » relève de la malhonnêteté intellectuelle pure et simple. Mensonge délibéré pour salir la mémoire de l’auteur de « Les damnés de la terre » ? Insuffisance théorique qui amène notre chroniqueur à confondre cocos et z’abricots, rébellion et insurrection ? Sans doute les deux à la fois.
Certes, l’article publié dans El Moudjahid, une dizaine de jours seulement après les émeutes de 1959, rapporte le chiffre de quinze morts : « Des morts, il y en a eu. Des blessés aussi. Quinze morts, nous dit-on, plusieurs dizaines de blessés et des centaines d’arrestations ».
N’importe quel analyste moyen, simplement attentif, aurait noté la réserve de FANON sur le bilan chiffré (« nous dit-on », précise-t’il), manière d’indiquer au lecteur que ces chiffres sont à prendre avec prudence pour le moment. C’est la marque de la probité qui a toujours caractérisé cet homme qui, en 1959, est totalement engagé dans la lutte de libération du peuple algérien et exposé physiquement. Ainsi, alors qu’il revient d’une mission à la frontière algéro-marocaine, la jeep qui le conduit saute sur une mine ; grièvement blessé, il est soigné à Rome où il échappe à deux tentatives d’assassinat de la Main rouge. D’autre part, ce n’est que très récemment, dans son livre «Les émeutes de décembre 1959 en Martinique », que l’historien Georges-Louis PLACIDE est parvenu à une estimation plus précise du nombre de blessés de ces émeutes. Une des grandes difficultés de la recherche historique, en effet, a toujours été d’établir la comptabilité exacte des victimes des répressions coloniales ou autres. Il en est ainsi des évènements de mai 1967, en Guadeloupe et de la répression du GONG. Pour toutes ces raisons, l’annonce prudente de « quinze morts » n’a qu’un intérêt relatif et ne saurait justifier les errements de MONTHIEUX.
Par contre, lire un texte historique par une entrée aussi factuelle et en tirer des conclusions aussi graves à l’endroit de son auteur illustre toutes les limites méthodologiques, analytiques et éthiques de Monsieur MONTHIEUX. Cette démarche subjectiviste enlève tout début de crédit à ses prétentions d’historien. Son manque d’esprit de discernement, sa légèreté intellectuelle et la pression de son idéologie anti-indépendantiste ne lui permettent pas de saisir la lucidité de Frantz FANON, la pertinence de son analyse et l’actualité de sa vision.
En effet, FANON perçoit nettement les limites des évènements de décembre 1959 : »Dans l’immédiat, les forces françaises et leurs alliés, les hommes politiques actuels, députés et sénateurs, briseront sans nul doute cette première manifestation de l’esprit national martiniquais ». Ce faisant, il identifie l’une des causes du maintien de la domination coloniale, à savoir la défaillance d’une certaine élite politique : « Les vieux politiciens assimilés, infestés du dedans, qui depuis longtemps ne représentaient que leurs intérêts médiocres et leur propre médiocrité, doivent aujourd’hui être très inquiets. »
Mais, en même temps, FANON est conscient de la rupture que sous-tendent « les trois glorieuses », dans l’histoire politique de la Martinique :
« Ainsi donc les vieilles colonies elles aussi empruntent les chemins de la « rébellion ». Ces fleurons de l’empire, ces pays castrés qui donnèrent tant de bons et loyaux serviteurs se mettent à bouger. Tout Antillais, tout Guyanais où qu’il se trouve aujourd’hui se sentira ébranlé de façon violente. Les Français en effet après avoir péjorativement catégorisé les Arabes et les Africains, les Malgaches, les Indochinois concédaient, reconnaissaient qu’avec les Antillais les choses prenaient une autre tournure. Les Antillais, entendait-on partout, sont des français… »
Cette rupture est annonciatrice d’un nouveau paradigme, « le problème national », qu’il évoque déjà en janvier 1959, dans un article publié dans El Moudjahid: »Aux Antilles, Naissance d’une nation ». « Le sang coule aux Antilles sous domination française » prolonge donc cette réflexion et place la question nationale au centre du débat politique et de la stratégie d’émancipation du peuple martiniquais. Bien plus tard, dans une interview accordée à L.KESTELOOT, en date de décembre 1971, Césaire déclarera ; « Il y a une nation martiniquaise qui, pour le moment, est une nation en cage. Mais je considère que cette définition est très féconde, elle porte déjà en elle tout l’avenir… »
Frantz FANON avait donc vu juste. Les évènements de décembre 1959, dans le contexte des luttes de décolonisation, contribuèrent à la naissance du mouvement national martiniquais. Sa vision était d’autant plus audacieuse que cette analyse survenait treize ans après la départementalisation de 1946 et la loi d’assimilation. Le PPM d’Aimé CESAIRE en était encore au mot d’ordre de « transformation de la Martinique en Région dans le cadre d’une union française », « synthèse » présentée comme « le contraire de la séparation et en même temps le contraire de l’assimilation »(Congrès constitutif du PPM-22 mars 1958).
Dès février 1960, le Parti Communiste Martiniquais (PCM), dont le dirigeant Camille SYLVESTRE avait posé la question d’une nation martiniquaise en 1957, prend position pour l’autonomie. En 1962, l’Organisation de la Jeunesse Anti-colonialiste de la Martinique (OJAM) est créée avec pour mot d’ordre « La Martinique aux Martiniquais ». Le Front Antillo-Guyanais pour l’Autonomie, lui, voit le jour en avril 1961 avec des personnalités comme Marcel MANVILLE, Albert BEVILLE, Justin CATAYE ou encore Edouard GLISSANT. Il sera dissout par le gouvernement français dès juillet de la même année. Cette période « d’éveil des consciences », qui mérite d’être encore mieux étudiée et mieux connue de nos compatriotes est aussi marquée par « l’accident » d’avion de Deshaies, le 22 juin 1962, qui voit, entre autres militants, la mort de Justin CATAYE, Albert BEVILLE, Roger TROPOS. A la fin des années 60, les premières organisations indépendantistes se développeront sur le sol martiniquais. Le PPM ne prendra officiellement position pour l’autonomie que lors de son 3ème congrès d’août 1967. Il reconnaitra l’existence d’une nation martiniquaise le 22 mars 1968, à l’occasion d’une allocution de CESAIRE « pour le dixième anniversaire de la fondation » du parti.
Enfin, au moment où est créée la CELAC ( la communauté des Etats d’Amérique latine et de la Caraïbe) -sans les derniers confettis de l’empire colonial français- et alors que nous en sommes encore à quémander à la France l’autorisation d’adhérer aux associations de coopération de la Caraïbe, Frantz FANON, dans « Le sang coule aux Antilles sous domination française » avait mis sur la table le débat sur la « question de la Fédération antillaise. »
En résumé, FANON a clairement perçu les limites et les enjeux des évènements de décembre 1959. Il a énoncé clairement le changement de paradigme en cours dans l’évolution de l’histoire politique de la Martinique et l’importance de la question nationale. Il faut, en définitive, interpréter la piteuse tentative du sieur Yves-Léopold MONTHIEUX visant à salir la mémoire du « guerrier silex » comme le prolongement logique d’une stratégie qui a cherché à faire d’un homme prophétique en d’autres lieux un corps étranger à son pays natal.
Francis CAROLE
MARTINIQUE, 27 DECEMBRE 2011