Nous voulons croire que la jeunesse française des laissés pour compte des banlieues, les fils des anciennes colonies, a changé définitivement le visage de la vieille France. Car celle d?aujourd?hui est en train de prendre les apparences multiformes des visages que l?artiste Orlan affiche depuis plusieurs années dans son travail sur le corps hybride. Les artistes ont souvent ce sens de l?anticipation (voir le site : ). Autrement, il faudrait parler, concernant certains intellectuels et quelques ténors de la politique française, d?une véritable « défaite de la pensée ». Admettons, en avocat du diable, que la colonisation comporte des aspects positifs. Il resterait à savoir à qui ils ont profité (selon un sondage récent, 60% des Français en seraient convaincus et donc favorables à l?application de cet article 4. L?institut de sondage n?a pas eu la lumineuse idée d?interroger les descendants d?esclaves concernés au premier chef). Les peuples colonisés qui ont connu des siècles durant, l?humiliation, les vexations de toutes sortes, sont en mesure de comprendre la difficulté de la France à regarder l?histoire en face. Tout comme on peut comprendre que certains puissent éprouver « la honte d?être un homme », pour emprunter les mots de L?abécédaire de Gilles Deleuze, devant les barbaries du passé plus ou moins récent. Monsieur Sarkozy peut bien trouver (selon ses mots) que « revisiter sans cesse l?histoire de la France touche aux confins du ridicule et exaspère bon nombre de ses concitoyens », il n?en demeure pas moins vrai que bon nombre d?autres de ses concitoyens connaissent la même exaspération de voir depuis des siècles, l?histoire falsifiée, tronquée, instrumentalisée. De voir les mensonges d?Etat instaurés en version officielle d?une histoire qui devrait être le patrimoine de tous. Une histoire qui n?appartient d?ailleurs pas plus aux parlementaires qu?aux historiens, singulièrement lorsqu?ils se montrent incapables d?être plus que de simples relais de l?idéologie dominante. Et puis, il faut savoir choisir, car il y a plusieurs manières de regarder son histoire. Les Français « de souche européenne » avancent parfois qu?ils ne sont pas responsables du tort que leurs ancêtres ont pu faire par le passé. Soit. Ils n?étaient pas nés du temps des razzias sur les côtes d?Afrique, n?ont tenu ni le fouet ni la chicotte et autres atrocités. Cela est vrai. Comme il est aussi vrai qu?ils profitent sans dire mot de toutes les richesses accumulées, sans avoir jamais voulu penser à aucune forme de partage. Ces richesses qui ont irrigué un pays entier, ont fait prospérer des villes, ont permis de bâtir des fortunes personnelles et familiales, ont fait des empires commerciaux voir le jour. Pourquoi nous pousser à l?impudeur de le rappeler ? Les « aspects positifs de la colonisation » furent le lot gagnant de la France. Les épices, le tabac, l?indigo, la canne à sucre et la gratuité d?une main d??uvre servile (appelée le Bois d?ébène) durant des siècles pour ne parler que de la Caraïbe. Ailleurs, l?or, l?argent, le pétrole, les diamants, les bois précieux, le nickel, l?emprise des mers? Aujourd?hui encore, une « présence » militaire, scientifique et culturelle aux quatre coins du monde. Des marchés pour écouler ses produits de consommation et cette richesse plus rare et plus précieuse encore que constitue toutes ces potentialités humaines. Des stars du sport adulées à l?échelle planétaire, l?or des olympiades, bien sûr. Mais des écrivains et des poètes de premier plan, des scientifiques, des hommes et des femmes politiques, des artistes, et tous ceux qui ont su à ses côtés combattre pour défendre la liberté lors des deux grands conflits mondiaux. Cette liberté même dont elle avait su les priver. Le prestige d?une grande nation? La liste est longue. Si la France du XXIe siècle ne veut pas être considérée comme la complice silencieuse, qu?elle refuse donc de manière officielle de cautionner les parties sombres de l?héritage ! La France peut faire le choix de dire aujourd?hui qui elle veut être et retrouver son honneur. Telle est l?attitude responsable qu?il conviendrait d?avoir et qui n?a pas de rapports avec « l?auto flagellation ». Qu?elle fasse donc le choix du partage de toutes la richesse accumulée, du butin colonial, sous une forme qu?il conviendra de définir. 2 Et que l?on nous épargne les comptes de boutiquiers, car il y a mille moyens ! Que cessent les profits éhontés, que cesse le mépris et la condescendance, et qu?un terme soit mis à tous les marchés de dupes. Les « aspects positifs de la colonisation », nous en savons quelque chose, nous les avons toujours vu de très loin profiter à la « grandeur » de la France. Car elle n?a jamais fait que pour elle-même, la France. Et pour « les siens ». L?on voudrait nous faire dire merci, mais l?esprit de liberté nous fait rétifs. Ce que nous avons obtenu, toujours, le fut de hautes luttes. En payant le prix fort. Que l?on ne s?y trompe pas : l?école ? Elle forme des élites qui transmettent la culture du dominateur. Elle a permis un peu d?instruction, mais pas l?émancipation. La santé ? Dans leurs bagages, les colonisateurs emmenaient nombre de maladies inconnues avant la conquête et qui ont déstabilisé les écosystèmes, décimé des pans d?humanité. Les occidentaux ont avant tout voulu rendre ces terres moins hostiles à leur propre implantation. Les moyens de communication ? Pour s?enfoncer au c?ur des terres et rendre les profits plus importants, la vitesse d?intervention et de domination plus grande, plus performante. La culture ? La mienne fut anéantie, broyée, dénigrée, ridiculisée. Dans cette tentative d?éradication, jusqu?à mon nom fut changé. Mes dieux furent enterrés, mon sens du sacré diabolisé3. Mon patrimoine génétique fut modifié par le viol, forme un peu crue de la ??rencontre??. Nous avons dû bâtir sur un champ de ruines. Au colonisateur les choses terrestres pendant qu?il nous promettait le paradis et la mansuétude de Dieu. Et la discrimination jusque dans nos propres pays où nous sommes encore en partie tenus à l?écart de nous-mêmes, de la prospérité, des prises de décision importantes, de la responsabilité et de la richesse pour n?avoir droit qu?à des représentations de façade. Voilà notre impuissante et aphone réalité, pour l?essentiel. Non, nous ne voyons décidément pas en quoi cette entreprise coloniale nous fut profitable ! Certains veulent le faire croire et pensent que leur civilisation, leurs croyances, leurs valeurs culturelles sont au-dessus de celles des autres. Là où elles ne sont pas présentes, le monde est différent. Simplement. Et c?est ce détestable esprit de domination qu?il faut partout combattre, en France comme ailleurs, et rappeler aux prétentieux, aux bienfaiteurs de l?humanité qu?on ne fait pas le bonheur des gens contre leur gré ! Où que ce soit. Il y a des députés de « petite taille », c?est décidément un trait récurant chez nombre de politiciens. Et grande est leur indécence. Car s?ils avaient une once de pudeur, ils comprendraient que nous sommes seuls habilités à parler d?éventuels « aspects positifs » d?une colonisation qui est, sans conteste, un des aspects de l?histoire de France dont ils n?ont pas à s?enorgueillir. Mais si j?en restais là, sur ces aspects moins positifs, on voudra m?objecter que je cherche à maintenir la France dans la paralysie du remord éternel. Se souvenir alors qu?elle se place en championne de la démocratie moderne et qu?elle a vu fleurir la révolution de 1789, où fut écrite la Déclaration des Droits de l?Homme. Nous, qui sommes citoyens français par les méandres de l?histoire, affirmons qu?il faut être à la hauteur de cet héritage. Ce projet n?est donc pas statique, il contient plutôt les germes d?une révolution sans armes qui veut chasser l?ombre des esprits et des attitudes archaïques. Ce pays n?a pas d?autre issue que celle que j?ai esquissée en filigrane : tendre la main du partage. Avec honnêteté, respect et sincérité. Il recevra la main ouverte du pardon et de la fraternité pour tenter ensemble dans une société devenue autre, l?aventure sans précédent de nouvelles formes de la relation. « Ah ! tout l?espoir n?est pas de trop pour regarder le siècle en face ! » Aimé Césaire Tropiques n° 1, avril 1941 Guadeloupe, le 22 janvier 2006 © Jocelyn Valton Critique d?art, AICA 1 – Parmi ces événements : ce qu?il est convenu d?appeler « L?affaire Dieudonné » et, à sa suite, les propos insultants à l?encontre des anciens colonisés de la Caraïbe française, tenus par le philosophe Alain Finkielkraut ; (Voir à ce sujet les réponses données par R. Confiant, J. Dahomay et J. Valton sur les sites) : Jocelyn Valton : « Une république à inventer », 8 mai 2005 ; http://www.palli.ch/~kapeskreyol/ki_nov/matinik/republique.php http://www.bondamanjak.com/?p=136 Raphaël Confiant : « A propos d?Alain Finkielkraut et autres mélanophobes », http://www.palli.ch/~kapeskreyol/ki_nov/matinik/dieudonne5.php Jacky Dahomay : « Lettre ouverte à Alain Finkielkraut », http://www.palli.ch/~kapeskreyol/ki_nov/matinik/dieudonne4.php la revendication d?une date pour une commémoration nationale de l?abolition de l?esclavage et qui prenne en compte les luttes menées par les esclaves, à l?opposé du politiquement correct sch?lchérisme ; la publication du livre de l?historien Claude Ribbe : Le crime de Napoléon ; 2 – A ce propos, voir l?article du 23 mars 2002 Esclavage et engagisme : Peut-on juridiquement envisager de ne pas réparer ? de l?historien Louis Sala-Molins : Malgré mon respect pour l??uvre d?Aimé Césaire, je ne partage pas son point de vue exprimé dans les entretiens avec Françoise Vergès : Nègre je suis, nègre je resterai, éd. Albin Michel, Paris, pp. 38 – 40 et considère que réclamer à l?occident (et à la France pour ce qui nous concerne), par la force du Droit, de donner forme à sa responsabilité, n?a rien à voir avec une attitude honteuse de mendiants. Nation démocratique et responsable, aucune forme de compensation ne saurait la dédouaner moralement ni matériellement des torts commis. 3 – Je renvoie le lecteur à mon article « Fétiches brisés », publié dans la revue Recherches en Esthétique n° 3 – La Critique, sept. 1997 : ___________________________________________ Alors que j?écris cet article, je découvre sur le Net que Nelly Schmidt est un des membres du comité dirigé par Maryse Condé et désigné par le Président Chirac pour choisir une date de célébration nationale de l?abolition de l?esclavage. (). Or l?historienne, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de l?histoire des abolitions, est néanmoins l?un des contributeurs signataires du catalogue d?une exposition que je dénonce depuis huit ans pour son caractère révisionniste et insultant pour la mémoire des victimes de l?esclavage et leurs descendants. Nouvelle démonstration que le traitement de l?histoire n?est pas qu?une question de technicité mais aussi d?idéologie. La présence de Nelly Schmidt au sein du Comité pour la mémoire de l?esclavage frappe d?illégitimité toutes les propositions qu?il pourrait faire. Je renvoie le lecteur à mon article : Conseil Régional Guadeloupe – Le sens perdu de l?art et de l?histoire dans lequel figure cette liste ??surréaliste?? de signataires. Pour préciser mon propos, je retranscris ici la contribution incontestablement révisionniste de Fred Berrut à la page 33 du catalogue de l?exposition Mémorielle 3 de Nicole Réache dont les tableaux ornent encore l?hémicycle du Conseil Régional de Guadeloupe. Il commente un tableau montrant un couple de colons débarquant à la colonie, avec en arrière plan le Père Labat surveillant un déchargement de vivres : «Ces bonnes gens (à qui l?on attribue lors des anniversaires des génocides et des crimes contre l?humanité) sont là bien dans la réalité de l?époque, des colons, des commerçants, des aventuriers, des missionnaires qui ont eu leur part de tempêtes, de naufrages, de fièvres, de cataclysmes, poussés jusque là par la naissance, la fatalité la déchéance, ou attirés par ce qui fait qu?une civilisation progresse? L?espoir de construire des lendemains meilleurs. » 22 avril 1998 Quadrature du cercle : négation du crime contre l?humanité que constitue l?esclavage des Noirs dans la Caraïbe, glorification des valeureux colonisateurs, de leur ?uvre civilisatrice et bienfaitrice. Retour à l?article 4 et à ces 60% de Français mal sondés qui y sont favorables et dorment tranquilles.