Pour vous présenter les événements dont mon frère et moi avons été les victimes, je compte procéder de la façon suivante : tout d’abord, vous faire un récit chronologique des faits, ensuite vous livrer mon analyse de la situation et enfin vous exposer la démarche que je compte entreprendre afin que justice nous soit rendue.
Les faits
Les violences policières que mon frère et moi avons subies dans la nuit du samedi 23 au dimanche 24 août 2008 se sont déroulées dans la ville de Fort-de-France en Martinique, auprès de la discothèque « Le Club ». Nous sommes arrivés à cet endroit aux environs de 2 heures du matin. Nous avons garé notre véhicule dans la rue longeant le canal Levassor, à une centaine de mètres de l’entrée de service de la discothèque. Notre objectif était d’aller boire un verre pour nous changer les idées, suite à la mort de notre père intervenue dans la journée aux environs de midi.
En empruntant l’escalier qui conduit à la discothèque, nous remarquons que de l’eau savonneuse mouille les marches. Cependant, je n’y prête qu’une faible attention, connaissant le caractère un peu miteux de l’endroit. (Ce n’est que plus tard que j’apprendrai que l’entrée que j’emprunte actuellement a été transformée en issue de secours et que l’entrée principale se trouve à présent, à l’opposé, du côté d’un parking récemment aménagé). Mais, aussitôt arrivés en haut de cet escalier de service, une serveuse se présente à nous en nous disant de façon assez vive de quitter les lieux parce que la discothèque est fermée. Surpris par ce ton, je lui réplique qu’elle n’a pas besoin de faire preuve d’autant d’agressivité pour se faire comprendre. Et là, j’entends, un peu plus loin, une voix qui me lance : « on t’a demandé de te casser, connard ! ». Je retourne dans la direction de l’individu que je distingue à peine dans la pénombre et lui lance à mon tour un « connard toi-même » et quelques amabilités du même tonneau tout en entamant ma descente vers la sortie, mon frère me précédant de quelques mètres. A peine ai-je atteint le trottoir que je me retrouve plaqué au sol par un individu venant de derrière. Sous la violence de la charge, je perds mes lunettes, mais je ne sais sous quelle impulsion, l’instant d’après me revoilà debout, assistant à une empoignade entre mon frère et une autre personne, un métropolitain vêtu d’un uniforme de couleur sombre, à la manière des vigiles des boîtes de nuit. Sans mes lunettes, il m’est impossible de distinguer le visage de cette personne, mais je sens mon frère en danger et sans hésiter, je me porte à son secours. Une demi-seconde après, me voilà à présent jeté au sol, immobilisé par un nombre indéterminé d’individus, la tête coincée sous la semelle d’une botte, mon visage labourant le macadam, mon corps encaissant les coups de pieds. J’entends une voix qui hurle en tordant mon bras droit, « donne-moi ton bras ». Au bout d’un certain temps, je comprends qu’elle me demande de lui tendre mon bras gauche qui est coincé sous mon corps, mais que j’ai du mal à extraire sous le poids des différentes bottes maintenant une pression constante sur mon corps. J’ai mal, je parviens difficilement à respirer, je crie que j’ai mal, qu’il faut qu’ils arrêtent, on ne m’entend pas, il faut que je donne ce bras pour que cette souffrance s’arrête. Une voix féminine au-dessus de moi qui hurle « arrête, arrête… », elle prononce un prénom, je crois entendre qu’elle s’adresse à un dénommé « Daniel ». Je sens la mort toute proche, mais finalement la pression se relâche, il était temps… J’ai à présent l’acier des menottes qui s’enfonce dans ma chair. On me remet sur mes pieds, je sais à présent que j’ai affaire à la police. Un policier métropolitain s’avance vers moi, l’air menaçant, instinctivement je tente de me protéger en lançant une jambe dans sa direction, il hésite… On me jette dans une voiture, des policiers prennent place auprès de moi. En route vers le commissariat, le conducteur me lance, avec un fort accent métropolitain, « bonda maman ou ». Je fulmine, je bave de colère, je l’insulte à mon tour.
Nous arrivons au commissariat, on me descend de la voiture. On essaie de me faire avancer vers l’entrée, je résiste, demandant après mon frère, je veux savoir s’il est en vie. Je le vois apparaître derrière moi, encadré par des policiers, je me laisse conduire à l’intérieur. On m’enchaîne à un banc de bois, je gueule à l’adresse des policiers noirs, que je vois en face de moi, qu’il est impensable que l’on puisse agir de cette façon en Martinique. L’un d’entre eux, un jeune, me répond, qu’il n’y est pour rien. Je continue à protester, fou de colère et de douleur, répétant inlassablement que c’est moi qui ai été agressé et insulté le premier et qu’il n’est pas normal que je me retrouve là, les vêtements déchirés, humilié. Mon sang boue encore, je ne ressens pas encore les effets des coups que j’ai reçus. Je suis délesté de mon téléphone portable, mes poches sont vidées, mes cigarettes confisquées.
Après quelques minutes, on me demande de me prêter à un test d’alcoolémie. Je refuse. Je ne comprends pas pourquoi je devrais me prêter à ce test alors que je ne suis pas saoul. On me demande alors de signer mon refus d’obtempérer et je suis jeté en cellule. J’ai beau protester, demander à être assisté par un avocat, personne ne m’entend. Au bout d’un certain temps, difficile à préciser, mon frère me rejoint dans ma cellule. Ensemble, nous nous repassons le film des événements. Il m’apprend qu’il a accepté de se soumettre au test d’alcoolémie et que l’appareil a relevé un taux de 0,17 g/L d’alcool dans son sang. Je ne l’avais pas quitté de la journée, je savais que de ce côté nous n’avions rien à nous reprocher. Il me raconte aussi comment il a été giflé par deux fois par un policier dénommé Vincent, alors qu’il était dans la voiture de police avec les menottes aux bras. Il avait gardé en mémoire le prénom de ce policier parce que sa collègue Lucie lui aurait dit « arrête, arrête Vincent, ne fais pas ça, nous sommes cinq dans la voiture, nous ne pourrons pas couvrir ça ». Le récit qu’il me fait des événements me permet de compléter ma représentation des faits dans les premiers moments de notre interpellation. Le policier aurait tenté de me plaquer au sol alors que j’avais le dos tourné. Mon frère me précédant de quelques mètres, s’apercevant de la situation dans laquelle j’étais embringué serait intervenu pour me dégager de son emprise en déclinant son identité d’ancien gendarme. L’objectif recherché était celui de me protéger du policier et d’apaiser la situation. Le policier ignorant son discours d’apaisement se serait alors retourné contre lui, lui assénant deux coups de tête, le deuxième l’assommant et le projetant au sol. Les autres policiers appelés en renfort l’auraient alors roué de coup de pieds au sol, passé les menottes et embarqué dans une voiture de police.
Nous commençons à prendre conscience du caractère absurde de la situation. Nous sommes à présent coupés du monde. Je pense à ma femme et à mes enfants, à l’avion que je devais prendre dans quelques heures pour aller les rejoindre et que je ne pourrai pas prendre désormais. Comment faire pour les prévenir que nous avons été arrêtés ? Qui va s’occuper des chiens à la maison ? Dans quel état va t-on retrouver ma voiture ? Qu’elle soit volée n’est pas bien grave, elle est assurée tout risque, mais à l’intérieur il y a nos papiers d’identité, nos cartes bancaires…
Au fond de notre cellule, arborant des murs recouverts d’excréments, confinés dans la crasse, nous avons perdu toute notion du temps. Le dimanche matin, mon frère est entendu par un policier de sexe féminin, on nous laisse entendre que si la procédure se déroule normalement, nous pourrons être libérés au terme des 24 heures de garde à vue, c’est-à-dire dès le dimanche soir. Pour ma part, je prends, dans un premier temps, la décision de ne pas participer à ce qui me semble être une atteinte au respect de mes droits les plus élémentaires. Pour signifier ma détermination, j’ôte mes chaussures et les place sous ma tête, en guise d’oreiller, m’allonge sur les planches de bois qui font office de lit et annonce à l’officier de police désireux de m’auditionner que j’entame dès à présent une grève de la faim. Cette dame va aussitôt en référer au juge de permanence, qui pour parer à toute éventualité décide de me faire rencontrer un psychiatre afin de déterminer si mon état psychologique est compatible avec les conditions de la garde à vue. A ce dernier, j’aurai à expliquer pourquoi n’ayant pas le sentiment que les policiers soient disposés à recueillir notre version des faits, je refuse de me prêter à cette mascarade, qui à mes yeux ne traduit rien d’autre qu’un abus d’autorité de la part des policiers. Il finira cependant par me convaincre d’accepter d’être auditionné pour leur livrer ma version des faits. Mon frère interviendra lui aussi dans le même sens, si bien que je finis par me faire auditionner. Cela n’empêchera quand même pas le juge de prolonger notre garde à vue de 24 heures. Cette décision me permettra de me rendre compte qu’ils sont déterminés à jouer la carte de la fermeté.
Ma femme n’apprendra que nous avons été arrêtés que le lundi dans l’après-midi. Ce fut un choc terrible pour elle de ne pas me voir arriver à Paris. Déjà très inquiète de ne pas m’avoir eu au téléphone dans la journée de dimanche, c’est à présent la panique totale. Nos proches ont longtemps cru que nous avions été victimes d’un accident de la circulation et qu’ils nous retrouveraient gisant au fond d’un ravin. Lorsqu’ils parviennent enfin à nous localiser, on leur répond que nous avons refusé d’entrer en contact avec eux, qu’ils ne peuvent pas nous parler, mais que la procédure suit son cours. Cependant, je tiens à préciser qu’à aucun moment, on ne m’a lu mes droits et offert la possibilité de passer un coup de fil à ma femme
Un autre temps fort de cette période de garde à vue sera constitué par la confrontation de notre version des faits avec celle des deux policiers qui ont décidé de porter plainte contre nous. Cette confrontation sera organisée le dimanche soir, sur les coups de minuit. Au cours de cette nouvelle audition réunissant le commandant de la brigade de nuit qui nous avait interpellés et le policier qui m’avait agressé, je m’entendis dire que nous étions de « grands enfants » parce que nous jugions illégal le comportement des policiers. Je ne manquai pas de faire remarquer à mon agresseur que ce propos sonnait douloureusement à mes oreilles en raison de l’impensé raciste qui le soutenait « les noirs sont des grands enfants ». Nous ne manquerons pas de subir d’autres humiliations et vexations. C’est ainsi que le commandant me menaça directement de me « défoncer le crâne à coups de matraque » si un jour il avait à procéder à mon interpellation et que je fasse montre du moindre signe de résistance. A mon frère, on lui dit qu’il n’avait pas la gueule d’un ancien gendarme. Je le vis perdre pieds lorsqu’il entreprit de décrire son parcours en gendarmerie. Sa douleur était palpable. Qui étions-nous en face de ces gens ? Quelle représentation avaient-ils de notre identité ? Autant de questions qui demeureront à jamais sans réponse.
Les éléments de preuve qu’ils nous ont présentés tenaient dans le témoignage de la serveuse et du policier qui m’avait agressé. Dans le témoignage de la serveuse, il est dit que je me serais avancé vers elle d’un air menaçant, agitant les bras et proférant des insultes. Pour le policier, je lui aurais dit : « vas chier, vas enculer ta mère, le cul de ta mère, va te faire enculer, tu n’es qu’un pédé ». J’aurais aussi ajouté qu’il était un « enculé de colonialiste ». Ce sont ces éléments qui l’auraient alors motivé à procéder à mon interpellation. Je persistais à leur répondre que je n’avais agressé personne, mais ça ils ne semblaient pas pouvoir l’entendre. Nulle mention des violences que nous avons subies. La policière qui s’était interposée à deux reprises pour empêcher à ses collègues de nous frapper défendait à présent son collègue Vincent. Ce dernier soutenait qu’il s’était identifié auprès de moi en tant que policier. Alors une question, pourquoi n’a-t-il pas essayé de m’appréhender en haut de l’escalier en prononçant la formule classique : « police, je vous arrête » ? Visiblement, la logique n’avait pas été convoquée à cette audition.
Nous serons remis en liberté, le lundi 25 août aux environs de 15 heures. On nous remettra à notre sortie une convocation devant le juge pour le 8 juin 2009 avec pour motifs « outrage et violence » accompagnés de deux circonstances aggravantes « sur un dépositaire de l’autorité, en réunion ».
Analyse de la situation
J’ai bien conscience que cette décision de sortir boire un verre, quelques heures après la mort d’un être cher, risque d’apparaître aux yeux de certaines personnes quelque peu désinvolte. A ceux-là, je réponds tout de suite que nous n’étions pas joyeux que notre père nous ait quittés. Car lorsque nous nous sommes retrouvés seuls, chez moi, un peu plus tôt dans la soirée, en invoquant son souvenir, nous avons senti monter en nous une grande tristesse. Mais il nous est revenu en mémoire l’une des remarques qu’il avait faite, deux mois auparavant, devant notre chagrin de voir sa santé décliner. « Arrêtez de pleurer nous avait-il dit, car si une personne venait à vous voir dans cet état, elle risquerait de se moquer de vous ! ». Même dans ces moments difficiles où il n’était pas épargné par la souffrance, il savait encore trouver des ressources pour nous encourager à aller de l’avant. Mais, seuls, face à nous-mêmes, dans cette soirée du samedi, nous éprouvions beaucoup de mal à ne pas ressasser nos souvenirs. Donc, sortir, voir du monde, tel était l’échappatoire que nous avons trouvé pour éviter de trop penser à la disparition de notre père.
D’autres pourront voir dans cette accumulation de malheurs le signe d’un mauvais sort que l’on nous aurait jeté. A tous ceux-là je réponds, en m’inspirant toujours de la pensée de mon père, qu’il n’est pas nécessaire de réagir à ces événements en référence à un système de pensée de type magico-religieux. Le sens que je donne aux événements qui m’ont conduit en garde à vue est le suivant : mon frère et moi avons été confrontés à une situation d’abus d’autorité et de racisme ordinaire de la part d’un policier. A partir de là, un ensemble d’actions et de stratégies est mis en en œuvre pour couvrir la faute d’une personne dépositaire de l’autorité publique. Car, s’il s’avère que cette personne a menti, dans l’esprit de certaines personnes c’est le système tout entier qui risque d’être mis en péril. C’est une conception du fonctionnement social que pour notre part nous ne partageons pas. Une société qui oppresse et humilie les individus n’est pas viable à long terme. Corriger ces dérèglements sociaux que constituent les violences policières, c’est agir dans le sens d’un mieux « vivre ensemble ».
Je réfléchis depuis quelque temps au contenu à donner à la notion de spécificité culturelle martiniquaise. Ces événements constituent un matériau précieux pour mes analyses. Là où ces policiers commettent une erreur, c’est lorsqu’ils entreprennent de mettre dans ma bouche des insultes qu’aucun martiniquais, né en Martinique, ne pourrait proférer en français. Car, dans de tels moments de colère et frustration, aucun Martiniquais ne troquerait sa langue maternelle pour la langue française. Fabriquer des preuves, c’est une chose, les faire tenir, c’en est une autre ! Autre chose, et là nous parlons de valeurs : mon père m’a appris à ne pas accepter que d’autres s’avisent de m’insulter ou de me frapper sans que je ne réagisse. Je pense que c’est ce sens aigu que j’ai de la justice, ce respect de moi-même et par conséquent de l’autre, qui m’a conduit à embrasser le métier de psychologue. Je sais aussi que nombre de Martiniquais partagent avec moi ces mêmes valeurs. Ce sont sur de telles valeurs communes que nous pourrons faire société et non pas sur celles qui prônent la violence et le mépris de l’autre.
Mon positionnement
Mon objectif actuellement est de me battre pour faire reconnaître que dans cette affaire je suis la victime et non l’agresseur. Je compte utiliser tous les moyens légaux, mais sans me faire trop d’illusion sur leur portée, pour faire respecter mes droits. J’annonce publiquement que si je ne perçois pas très rapidement une volonté qu’une enquête objective soit menée afin de rétablir la vérité, j’engagerai, en ultime recours, une grève de la faim pour me faire entendre. Il est hors de question pour moi d’être traité comme un criminel, que mon nom et l’honneur de ma famille soient salis. L’histoire est simple. Il faut que ce policier reconnaisse qu’il m’a insulté, je lui ai répondu, il a « pété les plombs », il a dévalé les escaliers et il m’a agressé alors que je ne m’intéressais plus à lui et aux propos haineux qu’il tenait. Ce n’est pas très courageux de sa part, mais ça s’est passé comme ça. Par contre, l’officier de police Lucie peut faire preuve de courage en dénonçant les violences exercées contre nous par son collègue Vincent et les autres policiers qui ont procédé à notre interpellation.
Nicolas LAMIC