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« What Soldiers Do : Sex and the American GI in World War II France »

Voilà un article récent du journal Le Monde. Il présente l’ouvrage « What Soldiers Do : Sex and the American GI in World War II France » de Mary Louise Robert édité à University Of Chicago Press et non encore traduit en français.

Mary Louise Roberts enseigne a l’université du Wisconsin, à Madison.  Elle est spécialiste d’histoire de France et s’intéresse  particulièrement à l’histoire des femmes. Son dernier livre, What Soldiers Do. Sex and the American GI in World War II France traite de la Libération et de la violence sexuelle, un aspect de la guerre largement passé sous silence.

Vous avez commencé ce livre juste après les tensions entre la France et les Etats-Unis sur l’intervention en Irak, en 2003. Pourquoi ?
Je voulais voir comment une telle friction avait pu  se produire entre ces deux alliés. Du coup, je me suis intéressée à ce  qui s’était passé à la fin de la seconde guerre mondiale, notamment  après le débarquement. Et là, en consultant les archives, je me suis  aperçue que tous les rapports de police montrent la même chose. Il y a  eu des viols et des crimes partout où les GI étaient stationnés, à  Reims, Cherbourg, Brest, Le Havre, Caen…
Vous montrez d’abord le contexte chargé dans lequel les soldats américains sont envoyés en Normandie.
Il suffit de consulter Stars and Stripes,  le quotidien de l’armée. On y trouve tous les vieux stéréotypes. La  France est présentée comme une sorte de bordel. Elle est complètement  érotisée. Cette image date en fait de la première guerre mondiale. Quand les soldats sont revenus, ils ont raconté des histoires affriolantes.  Après, l’armée américaine a « vendu » la guerre comme une occasion de se  faire embrasser par des Françaises, et peut-être plus. Ce n’est pas  propre à la France, bien sûr. Tous les théâtres de guerre étaient  érotisés. C’était l’époque des photos de pin-up accrochées dans les  dortoirs, de Rita Hayworth… Mais une image revient avec constance dans le journal de l’armée : les GI entourés par des Françaises. Embrassés  par des Françaises. Sur l’une, on voit un groupe de femmes, visiblement  réjouies. Et la légende dit : « Voilà ce pour quoi nous nous battons. »
Dans le vocabulaire, Paris est une femme, elle est « belle », elle est « seule depuis quatre ans », nous allons lui « tenir compagnie »… Quand ils débarquent en France, les GI ont l’impression d’être des  chevaliers qui viennent à la rescousse de la damoiselle en péril. Ils  ont été préparés à l’idée qu’ils seraient gratifiés de certaines  récompenses, que les Français avaient une dette à leur égard et que les  Françaises s’en acquitteraient.
Il s’en est suivi un tsunami de libido masculine, qui va se traduire  par des phénomènes de prostitution à grande échelle. Et il y aura une  vague de viols en Normandie, en août et septembre 1944.
Quelle est l’ampleur de la prostitution ?
A la Libération, beaucoup de femmes étaient  pauvres, particulièrement à Paris. Leurs maris étaient dans les camps  allemands, elles avaient besoin d’argent. De plus, il y avait un  sentiment de reconnaissance vis-à-vis des Américains. Mais ce sentiment a disparu après quelques mois, et, à l’été 1945, les GI ressemblaient  davantage à des invités qui s’attardent trop longtemps. A ce moment-là,  le système français des maisons closes a été complètement débordé.
Vous dites que les autorités françaises, qui se sont plaintes des débordements américains, n’ont pas été écoutées. Pourquoi ?
Au Havre, j’ai trouvé une correspondance entre  Pierre Voisin, le maire, et le colonel américain T. J. Weed. J’étais la  première Américaine à la lire : je n’ai pas quitté ma chaise de toute la journée. La situation était difficile dans cette ville, libérée le 6  septembre 1944. Elle était devenue la porte du théâtre européen. En un  an, elle a vu passer 4 millions de GI. Des camps avaient été construits  au nord de la ville. Les prostituées affluaient de tout le pays, et la  police militaire américaine les laissait entrer, en échange d’une partie de leurs gains.
A l’été 1945, le maire écrivit donc au colonel américain pour lui  expliquer qu’il recevait sans cesse des plaintes des citoyens. Les GI  faisaient l’amour partout – dans les parcs, les cimetières, les  bâtiments abandonnés. Il proposait que l’armée américaine ouvre un  bordel réglementé dans le nord de la ville, qui serait inspecté par les  autorités sanitaires. C’était une demande qui avait aussi été faite à  Cherbourg, où, après une série de viols, la police avait demandé aux  Américains d’adopter un système de prostitution réglementée.
Mais les militaires américains se sont opposés avec véhémence à ces  projets. Si le commerce du sexe était institutionnalisé, ils craignaient que le public américain ne l’apprenne. Ils ne voulaient pas que les  épouses et les fiancées qui attendaient au pays voient les images dans  la presse. Le colonel Weed s’est contenté de répondre au maire du Havre  qu’il comprenait ses problèmes, mais que, connaissant son jugement, il  s’en sortirait très bien. La prostitution a produit des relations  asymétriques de pouvoir entre les deux pays.
Quelle a été l’importance des viols ?
Selon les statistiques du chef de la police  militaire en Europe, 152 soldats américains ont été traduits en justice  pour viols entre juin et octobre 1944. Les commandants essayaient de  montrer aux Français qu’ils faisaient quelque chose contre les  violences. Mais, en regardant les chiffres, on s’aperçoit que l’armée a  surtout poursuivi les soldats noirs en cour martiale. Le chef de la  police était lui-même étonné : sur les 152 accusés, 139 étaient des  Noirs, soit 75 %, alors qu’ils ne formaient que 10 % des troupes sur le  théâtre européen.
Les Etats-Unis ont « racialisé » les viols. Mais il y a eu aussi une  part de racisme de la part des Françaises qui portaient ces accusations. Les Noirs ne pouvaient pas occuper des positions de combat. Ils étaient cantonnés aux services, à l’approvisionnement dans les bases de  Cherbourg, du Havre, de Caen. Ils avaient davantage de contacts avec la  population civile. Il y a eu plus d’occasions de les mettre en  accusation. Dans les autres pays, on ne constate pas la même  disproportion. En Allemagne, la proportion de Noirs envoyés pour viol  devant des cours martiales était seulement de 26 %.
Entre 1944 et 1945, 29 soldats ont été exécutés en public pour viol,  dont 25 Noirs. Comme il n’y avait que la guillotine en France, l’US Army a fait venir un bourreau du Texas, spécialiste des pendaisons. L’armée  fonctionnait comme une extension du système de ségrégation en vigueur  dans le Sud.
Dans les archives, j’ai trouvé des lettres d’officiers qui informent  le maire des communes des exécutions publiques. Ayant les noms, j’ai  demandé à l’armée américaine la communication des minutes de leurs  procès. C’est assez horrible à lire. On y voit le racisme. Les unités  noires avaient des commandants blancs, et dans les cours martiales,  c’est votre commandant qui est censé vous défendre. Inutile de dire que  leur défense était plutôt faible.
Comment votre livre a-t-il été accueilli aux Etats-Unis ?  Vous vous attaquez à un mythe, celui de la « greatest generation », les  jeunes héros du D-Day…
Le livre a dérangé beaucoup de gens. Je reçois des  courriels hostiles tous les jours. On me reproche de jeter l’opprobre  sur les GI. Mais je ne cherche pas à offenser. Je cherche simplement à  faire entrer les Français dans un tableau dont ils ont été presque  complètement effacés. En France, l’archiviste de Saint-Lô (Manche),  Alain Talon, me l’a dit : « Vous, vous pouvez écrire ce livre, pas nous. » Les Français ne veulent pas apparaître ingrats. Même soixante-dix ans plus tard.
Vous y voyez une leçon politique ?
Je me suis intéressée au sexe comme une forme de  pouvoir. L’armée américaine a envisagé la question de la prostitution et des viols comme une façon d’établir une forme de suprématie.  Souvenez-vous, nous sommes en 1945, les Etats-Unis commencent à  s’affirmer comme une puissance mondiale. C’est aussi un moment où la  France, humiliée, s’aperçoit qu’elle a perdu son statut de  superpuissance. Le sexe devient une manière d’assurer la domination  américaine sur une puissance secondaire. L’image romantique du  Débarquement permet de neutraliser les tensions sur la souveraineté  nationale française et le refus, pendant des mois, de reconnaître le  général de Gaulle comme le chef du gouvernement provisoire.
La dette française à l’égard des Etats-Unis pourra-t-elle jamais être remboursée aux yeux des Américains ?
Je voudrais que les Etats-Unis soient moins  arrogants vis-à-vis de la France. La présence américaine n’a pas été  qu’une expérience de libération. Les villes françaises ont été  bombardées, beaucoup de gens sont morts dans les trois premiers jours,  il y a eu les viols… L’armée américaine aurait dû assumer les torts  qui avaient été causés. Si les Français ne sont pas complètement  reconnaissants, il y a une raison. Ce n’est pas qu’ils soient ingrats,  stupides ou collaborateurs, comme le prétendent certains Américains.

Propos recueillis par Corine Lesnes