Beaucoup se révoltent et pleurnichent de constater que nous pourrons bien avoir un Wyclef Jean à la tête du pays demain. Mais qui se révolte et pleurniche ? La petite, toute petite minorité d’Intellectuels qui parlent bien français, qui ont imposé un créole classique, constipé, garanti made in Trou-Coucou pour remplacer le créole que chacun de nous recréait chaque jour à son gré et avec une délectation partagée par tous, la petite minorité dont le rêve secret est de maîtriser le meilleur anglais pour pouvoir aller s’amuser dans la cour des grands.
« Tu te rends compte, ma chère » ou bien « Vous vous rendez compte, mon cher, de ce qui nous arrive? Si ce Wyclef est élu président, quelle langue va-t-il parler à Sarkozy? Et à l’Onu? Même pas un bon créole! Tout juste un broken English que Shakespeare répudierait! Apres le tremblement de terre du 12 janvier, il ne nous manquait plus que ça! La honte, je vous dis, la honte! Nous allons perdre la face devant le monde entier. »
Et le Chœur des Pleureurs et des Pleureuses de verser des torrents de chaudes larmes à travers les colonnes de nos medias.
En attendant le peuple, lui, celui qui a faim et qui est toujours maltraité et qui est exclu de tous les festins où se régalent les Intellectuels et les leaders politiques, nous fait comprendre de mille manières que créole, français, anglais ou javanais, il n’en a rien à cirer. Il voit en Wyclef quelqu’un qui lui ressemble, noir comme lui (même si ce petit détail on n’aime pas beaucoup l’entendre), qui est arrivé à franchir la barricade de la misère, qui peut-être va lui montrer à lui peuple, comment la franchir aussi. Wyclef est un Exclus qui est arrivé à s’inclure. S’il entre au Palais National, pense le peuple, nous allons tous entrer avec lui et le Peuple enfin sera au Pouvoir.
La minorité dirigeante se rebiffe: « Non! Le pouvoir doit aller aux plus capables! »
Le Peuple des bidonvilles répond: « Le Pouvoir doit aller au plus grand nombre. Et nous sommes le plus grand nombre. Vive Wyclef! »
La minorité dirigeante monte sur ses grands chevaux et sur ses ergots: « le pouvoir doit aller à la compétence. Nous sommes les plus compétents! Fermez vos djols! Dépi ki leu vagabon té gain la parole ? «
Le Peuple des bidonvilles répond: « Si vraiment le pouvoir doit aller aux plus compétents, les colons étaient plus compétents que vous. Il fallait les laisser. En leur temps Saint-Domingue rapportait 450 millions de francs-or par an. Aujourd’hui avec vous on est très loin du compte. Comment osez-vous parler de compétence après deux siècles d’échec ? La démocratie c’est le pouvoir de la majorité. Nous sommes de beaucoup la majorité. Le pouvoir, nous allons le prendre et le donner à Wyclef! »
La minorité dirigeante: « Qu’est-ce qu’il ne faut entendre! Heureusement que nous avons la Minustah pour tenir en respect ces imbéciles! Si Wyclef passe, nous l’obligerons à jouer le jeu. Et s’il refuse de jouer le jeu, nous le ferons sauter. »
Dans tout ce brouhaha qui choisirais-je moi-même?
Bien sûr, si j’étais dans le domaine serein de l’absolu, d’abord je ne dirais pas a priori de Wyclef qu’il est incompétent, car la compétence en politique ne se juge pas au nombre des diplômes. Antoine Simon sans diplôme a été un meilleur président que bien des présidents fort instruits qui ont occupé le pouvoir avant et après lui. Mais je donnerais la priorité à des leaders dont je connais la valeur, comme Madame Mirlande Hyppolite Manigat, le Docteur Guy Théodore, l’Ambassadeur Raymond Joseph, ou même Jacques Edouard Alexis bouffé par un système qui lui a enlevé au moins les trois quarts de ses moyens. Oui dans le domaine serein de l’absolu. Mais sur le plancher des vaches où nous nous trouvons aujourd’hui, avec une Tutelle et une occupation dont tout dépend, qu’en est-il ?
Ce qui m’intéresse c’est: lequel de tous ces leaders pourra le mieux « bondir hors du cercle et briser le compas » ? Le « cercle » c’est le « Système » qui maintient Haïti sous tutelle. Le « compas » ce sont tous ceux sur lesquels repose ce « Système ».
Madame Mirlande Hippolyte Manigat pourra-t-elle réussir la « percée louverturienne » où a échoué Leslie Manigat ? Il nous avait dit pour nous consoler: « Je n’ai pas échoué. J’ai failli réussir. » En attendant, même si « l’audace était belle », je le reconnais, il n’a pas changé notre sort.
Tant que le « Système » de Tutelle sera là, le dirigeant du pays, quel qu’il soit, ne sera au mieux que le « commandeur » moderne d’une masse de simili-esclaves affamés et en guenilles, vivant de la charité internationale. Ne nous rengorgeons pas, c’est la triste vérité.
Je ne crois pas que Wyclef Jean soit conscient que la mission qu’il devrait se donner c’est d’être un Libérateur qui prenne par les cornes le taureau de la Tutelle et fasse tout pour le terrasser. Si les autres le comprennent, s’en donnent-ils les moyens?
Comme c’est le Peuple conscient et organisé qui fera sa propre indépendance, je préconise de quitter Port-au-Prince et ses pompes et ses œuvres et d’aller donner jarrette au peuple là où il est, dispersé à travers nos communes et nos sections communales. Si tout ce peuple se mettait debout demain matin et plébiscitait son dirigeant, sans s’occuper des verrous et des barbelés qu’on a mis autour du pouvoir pour empêcher le peuple d’y entrer, moi je dirai: BRAVO! Ce serait beaucoup mieux que de reprendre le fusil, ce qui est l’autre volet de l’alternative et qui aujourd’hui de plus en plus nous pend au nez comme un coup de pied au derrière.
Vous voulez le Pouvoir, messieurs les Intellectuels? Le pouvoir se prend. C’est ce que vous disent Toussaint et Dessalines. C’est ce que vous dit Washington. C’est ce que vous dit Danton. C’est ce que vous dit Hô-Chi-Minh. C’est ce que vous dit Gandhi. C’est ce que vous dit Mandela. Personne, surtout pas la Minustah, ne va vous l’apporter sur un plateau d’argent.
Le premier ennemi du peuple haïtien, je parle de celui qui croupit dans les bidonvilles, ce n’est d’ailleurs pas la Minustah, c’est vous les Intellectuels, dont la très grande majorité a fait appel aux forces étrangères au lieu de « take care of your own business ». Vous avez jusqu’ici tout quémandé, tout mendié même le courage. Le premier ennemi du peuple haïtien n’est pas un Etranger. Ce n’est pas Bill Clinton qui d’ailleurs a dit récemment combien il regrette qu’à cause de vous il se soit mis le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Combien d’Etrangers ont littéralement débloqué à cause de vous, à cause, par exemple, de votre charlemagne-péraltisme à la con, puisque quelques semaine après, vous etiez à ramper devant ceux que Charlemagne Péralte combattait.
Celui qui aura le pouvoir demain, le vrai, c’est celui qui sera le plus près du peuple. Je ne sais pas quelle langue il parlera, ni quelle religion il aura, ni s’il aura des diplômes ou pas. Car au fond tout ça, le peuple s’en balance comme de sa première ou dernière sapate. Et s’il n’était derrière les verrous de la Minustah, il vous le montrerait demain matin.
Vous appelez ça d’un mot savant « le populisme » et vous en avez peur. Aristide manipulé a manqué le coche. Le prochain ne le manquera pas. Je ne sais si ce sera Wyclef ou un autre candidat qui aura compris que le peuple l’attend là où il est, à savoir dans les « grassroots », dans les cellules de base du pays. Le jour où un leader aura rejoint le peuple, là où il est, ce jour-là, lui et son équipe seront invincibles. Et Haïti sera enfin sur les rails de son indépendance et de sa prospérité.
Gérard Bissainthe
19 août 2010